Pour une clinique du partenariat
Fernando de Amorim
Paris, le 19 octobre 2020
Pour quelle raison la compulsion à répéter la haine chez l’être ? Parce que le Moi n’est pas d’accord d’être parmi nous. Pour quelle raison détruire l’autre ? Parce qu’il est préférable pour le Moi de détruire l’autre que lui-même.
Dans Au-delà du principe du plaisir de Freud, l’« Au-delà » est incarné par ce que j’appelle les organisations intramoïques, à savoir, la résistance du Surmoi freudienne, et l’Autre non barré lacanien. Les organisations intramoïques ont la fonction de destruction de l’appareil psychique car, le Moi n’est pas d’accord d’être en vie mais ne sait pas comment sortir d’elle tout en ayant le beau rôle. Le suicide, voilé ou assumé, est la preuve ultime de son narcissisme démesuré.
Le Moi opère dans le champ de la conscience, donc de la volonté. Il ne pourra jamais accéder au Ça et son représentant, la pulsion. La haine, c’est la haine du Moi de ne pas pouvoir être maître chez lui.
Quand le Moi est verbalement puni, alors il s’agit d’une intervention de l’Autre non barré, s’il s’agit d’une intervention non corporelle tel un accident, le déclenchement d’une maladie psychique, corporelle ou organique, c’est alors de l’intervention de la résistance du Surmoi sur le Moi qu’il s’agit.
L’absence de culpabilité chez le sadique concerne le Moi et son impuissance à occuper la place de maître ou, suivant les dires de Monsieur de la Fontaine, l’incompétence structurelle de la grenouille à devenir bœuf. Le processus de la haine inconsciente concerne la relation entre les organisations intramoïques et le Moi, la haine consciente, concerne le rapport impossible entre le Moi et le Réel.
La pulsion de mort est la preuve de l’incapacité du Moi à exister.
Normalement, et cela concerne la majorité des cas, le Moi s’accroche à la vie par l’aliénation. Cette aliénation n’est pas, bien évidemment, suffisante pour être en vie. Ainsi, un compromis s’installe sous forme d’addiction ou, dans le meilleur des cas, sous forme de symptôme, psychique, corporel ou organique. Quand j’écris « dans le meilleur des cas », c’est parce qu’il est plus facile pour le clinicien d’opérer dans le champ du symptôme que dans celui de l’addiction.
Le psychiatre utilise ce qu’il y a à sa disposition pour contenir l’addiction, pour étouffer le symptôme. En d’autres termes, la logique du psychiatre est celle d’un spécialiste de n’importe quelle médecine vétérinaire au service des humains. De toute évidence, cette stratégie n’est plus suffisante après la disparition du médecin de famille et de l’ascension, légitime, de la logique mise en place par Claude Bernard.
Parler de thérapeutique du psychanalyste c’est utiliser un mot creux. Depuis 40 ans de psychanalyse personnelle et de clinique, et d’après les fruits de mes recherches, sur moi-même et en écoutant les malades, patients et surtout les psychanalysants, je suis arrivé à la conclusion que, pour parler de psychanalyste, il faut continuer à faire sa psychanalyse personnelle après avoir assuré la psychanalyse d’un psychanalysant.
Jusqu’à présent, nous avons des analystes et non des psychanalystes.
Pour sortir de cette difficulté clinique, j’avais proposé la clinique du partenariat, clinique qui consiste à ce que le psychiatre confie le patient qui le consulte, au psychanalyste de sa confiance à lui. Mon expérience a conclu que les patients en psychothérapie, voire en psychanalyse chez un psychanalyste, prennent moins de médicaments, font moins de passage à l’acte, demandent moins d’arrêt-maladie, font moins de tentatives de suicide. Quelques patients suspendent définitivement, avec accord de leur psychiatre, la prise en charge médicamenteuse et continuent leur psychothérapie. Les résultats sont fort encourageants.
Affirmer que la neurobiologie lève le voile sur la physiologie du plaisir mérite un examen approfondi des psychanalystes. Le plaisir des souris n’est pas celui des êtres parlants. L’ancrage corporel – donc du champ de l’Imaginaire et du champ du Symbolique – des pulsions n’est pas de même nature que l’ancrage cérébral – donc, du champ du Réel – des êtres humains. Le premier ancrage est du registre du corps ou du somatique, le deuxième du registre de l’organisme. Cette distinction est essentielle.
Je représente l’inconscient comme un océan. Ceci exclut une lecture animique ou une lecture langagière de l’inconscient. En revanche, pour ce qui est du langage, je représente les poissons qui nagent, comme étant des signifiants qu’il faut pêcher, soigner, manger. Les oreilles sont là pour cela.
Pour accéder à la raison dans la recherche dans le registre de l’organisme, il me semble important d’observer le Réel. Je pense à Ramón y Cajal quand il s’étonne de voir le pouvoir révélateur de la réaction au chromate d’argent sur certains neurones du cortex et que, par la suite, pour divulguer sa recherche à l’autre – il a découvert les ramifications des neurones –, il dira : « Ce sont les papillons de l’âme ».
Ainsi, d’abord l’œil (a) regarde le Réel (les neurones), ensuite, il fait appel – comment pourrait-il faire autrement ? – à l’Autre barré (Ⱥ) pour dire : « Ce sont les papillons de l’âme » en forme des signifiants articulés les uns derrières les autres. Au milieu de ces signifiants articulés, se trouve le Moi du scientifique, barré dans son champ (a /). Ce a du scientifique pourra, en passant par le Ⱥ, transmettre à l’autre – son semblable, son frère en humanité (a’) – le résultat de sa découverte.
Dans un premier temps le scientifique regarde l’impossible :
a → Réel
Dans un deuxième temps, il fait appel à l’Autre barré pour transmettre ce qu’il vient d’apprendre à son semblable :
Ⱥ
a ↗ ↘ a/ → a’
Le « a » représente le Moi aliéné, le « a / » représente le Moi du scientifique, le « ⱥ » représente le Moi du psychanalyste.
Exclure le psychanalyste du débat avec les scientifiques, traiter mal la psychanalyse, la dénigrer en la considérant comme faisant partie de la préhistoire des neurosciences, est d’une inélégance épistémologique sans nom et un mensonge clinique criant. Sans l’inconscient structuré comme un langage, sans l’être parlant, sans un examen fin des enjeux du désir inconscient dans les conséquences d’une vie, les neurosciences, deviendra bien vite un vivier de neuroscientistes.
L’interprétation est toujours fausse quand elle vient de l’autre (a’). Freud a institué une interprétation plus légitime, et cela quand elle vient de l’Autre barré prime (Ⱥ’), qui est la position de l’analyste. Parce que ce dernier a fuit le divan comme le diable fuit la croix, son interprétation est devenue largement contaminée par son imaginaire. La vraie interprétation sort de la bouche de l’être dans la position de psychanalysant car cette interprétation vient de l’Autre barré, le trésor des signifiants (Ⱥ). Elle est fruit d’une construction, d’un voyage dans lequel le bateau de la cure traverse l’océan inconscient pour se charger des précieux signifiants et que, sans l’autorisation du Moi, sort par l’enclos des dents, comme avait écrit Homère dans l’Iliade. Quand le clinicien interprète, cela lui arrive, il doit solliciter la validation de son interprétation auprès du concerné, cela évitera que le Moi utilise l’interprétation du clinicien pour résister à savoir sur le désir de l’Autre (A). Cette technique de la validation de l’interprétation est une source d’économie psychique car elle ne sera pas utilisée par le Moi pour résister à l’interprétation du clinicien, mais pour faire avancer la cure.
La psychiatrie psychodynamique est une manière de mélanger les théories psychanalytiques, mise en place par des analystes, les fuyards du divan comme je les appelle gentiment, avec la difficulté des psychiatres qui ne se décident pas à faire une psychanalyse eux-mêmes et ainsi construire un désir d’être dans la position qui est la leur, à savoir de conteneurs du débordement pulsionnel en attendant que l’être se décide à être responsable de sa vie.
Nous avons les moyens de construire une clinique du partenariat. Pour quelle raison attendre ? Parce que depuis le XIIIe siècle, le Moi essaye de ménager la chèvre et le chou.