Fernando de Amorim
Paris, le 2 décembre 2022
« Je ne vois pas mes enfants ; mes enfants pleurent parce que je ne les vois pas. Il faut arrêter d’accuser les médecins ; il faut revoir aussi la façon dont consomment la médecine les patients. Les patients sont là, ils consomment pour tout, pour rien ! »
Paroles d’une médecin gréviste
En exergue, les propos d’une médecin lors de la manifestation qui a eu lieu hier, 1er décembre, à Paris. Je mets l’accent sur les patients qui consomment tout et viennent pour rien.
Comment ne pas entendre le cri du cœur de cette professionnelle quand j’avais écrit, il y presque trente ans de cela que « L’inconscient du médecin interprète » (Revue de psychanalyse et clinique médicale, n° 1, Paris, 1995) ? Comment ne pas s’étonner qu’ils, les médecins, se révoltent ?
Les psychanalystes, de Freud à Lacan, en passant par leurs élèves, l’auteur de ces lignes, ne cessent de signaler, avec bienveillance, que l’étau épistémologique serre le médecin toutes les fois qu’il répond à la « demande tous azimuts des patients », comme m’avait dit la psychanalyste Édith de Amorim.
Apporter une réponse à la demande d’un souffrant sans apporter la moindre castration est ravageur pour le patient, sa famille, la société tout entière. Lacan a vécu les foudres des médecins en 1966 après sa conférence La place de la psychanalyse dans la médecine. Pas plus tard que la semaine dernière, au moment du colloque du RPH, un groupe de psychologues s’est levé en guise de protestation à la mise en évidence de ce qu’enseigne la psychanalyse en une formule lapidaire : le Moi ne veut pas savoir. Quand je signale l’installation de la pauvreté clinique chez les psychologues ce n’est pas par méchanceté, c’est pour les alerter : « Sortez de là en courant, abritez-vous sur le divan, venez au RPH ! », tel est mon message. Dans la même journée, face à l’insistance à ne pas savoir, la psychanalyste Julie Mortimore Bilouin entra dans la danse en demandant des preuves cliniques étayant leur position en désaccord avec celle du RPH. Personne ne pipa mot. Enfin, le psychanalyste Julien Faugeras indiqua le sadisme propre au Moi du soignant à se taire face à la détresse de l’autre. C’en était trop : les psychologues préférèrent quitter la salle à remettre en question leurs positions ou leur savoir.
Pour ignorer, le Moi est prêt, si non à tout, je l’espère, mais à beaucoup. Et pendant ce temps, comme chante la belle Jeanne Moreau, « La vie s’envole ».
Les arrêts maladies accordés à tour de bras, les prescriptions sans limite, j’entends sans examen du discours de l’être, ne peuvent que nourrir chez le médecin, comme chez le patient, « le discours plaintif », comme le dit Édith de Amorim.
Est-ce la faute du médecin, du patient ? Pas du tout. Il suffit avec cette détestable habitude de chercher un coupable. Je vise à construire des solutions à de beaux problèmes.
Je pense qu’il s’agit d’une déviation dans le rapport au savoir qui a commencé avec le désir légitime de Claude Bernard de mettre en place une médecine scientifique. Cette volonté a éloigné, petit à petit, le médecin de la clinique. Certes il est médecin, il est possesseur d’un diplôme universitaire mais il n’est pas forcément un clinicien. C’est Galien qui met en évidence Damocrates, médecin et clinicien, comme il se disait à l’époque, à savoir, le Ier siècle de l’ère chrétienne, auteur du livre κ λ ι ν ι κ ο ́ς.
Nous tous, patients et cliniciens, avons un problème – massif – en France dans le domaine de la santé ; oui, la politique du chiffre y est bien sûr pour quelque chose ; mais, oui, cet aplatissement de l’être médecin face à la demande vorace concoure aussi à ce désastre sanitaire.
Les médecins veulent quoi ? De gentils patients qui viennent quand ils ont une vraie raison médicale et non pas par flemme, magouille, ou hystérie ? Pour cette médecine-là il faut alors compter avec les psychanalystes ; pour la médecine-maman, continuez comme ça à signer des arrêts maladies à tire larigot. La vérité sort de sa bouche, à cette médecin gréviste !
J’ai vu la dégradation lente du service public. En 1991, nous avions du beau papier à en-tête du service hospitalier en bleu. Quand, « pour faire des économies », il fut question de faire des photocopies du papier à en-tête du service, vers 1997-98, je me suis dit que la société tout entière allait payer le prix des gaspillages en tout genre. Les décliner ici ne ferait que raviver ma peine. Et ma rage. Rage contenue car je ne suis pas content. Pas content du tout de la façon dont la clinique, j’entends le désir, se penche pour entendre ce qu’exprime le corps souffrant, l’être malade. La clinique, c’est de la confiture.
De la confiture aux cochons : c’est ce que chacun, à son niveau, que ce soit en santé, en politique, fait du service de santé et du pays. Pays guidé par des majeurs et non par des adultes.
Récemment, j’avais reçu une énième lettre. Cette fois-ci, elle émanait du Chef de cabinet de notre Première ministre car, depuis, 1991, je sollicite auprès des gouvernements qui se succèdent des locaux pour que des étudiants puissent assurer des psychothérapies, sous ma responsabilité, comme je le fais depuis 1991, pour nos compatriotes en détresse, en mettant à disposition de ces étudiants et de ces concitoyens un local acheté avec mes deniers. Cette stratégie désengorge les services d’urgence et ne coute rien au contribuable parce que le patient paye selon ses moyens et l’étudiant, sous supervision, apprend à écouter, ce qui n’est pas le cas dans les écoles de formations des médecins.
Lorsque je créais la CPP (Consultation Publique de Psychanalyse), je remarquais que les patients 1) arrêtaient d’aller aux urgences ; 2) étaient moins hospitalisés ; 3) prenaient moins de médicaments, quand ils n’arrêtaient pas, sur décision médicale.
Ces économies peuvent être employées à mieux rétribuer le personnel soignant.
Comme je l’ai déjà écrit, à la CPP, les patients payent selon leurs moyens, mais il est fondamental qu’ils payent avec leur argent, ce qui correspond à faire faire des économies publiques.
J’ai été très étonné, stupéfait même, voire un tantinet enragé quand j’ai découvert le coût des séances de psychologues remboursées.
Ce qui m’accable c’est la somme d’autant de petites visions de nos dirigeants politiques, de vision à coup de mandat présidentiel, quand la vie ici-bas, celle du clinicien, dure le laps d’une vie.
Reprenons donc le flambeau, enfants d’Esculape, d’Hippocrate, de Damocrate et Magnos, sans oublier Pinel, Pussin et Esquirol, sans oublier surtout Freud et Lacan. Voici ma proposition aux médecins :
- a) Adressez les patients à la CPP (Consultation Publique de Psychanalyse), le « Publique » est un clin d’œil à l’AP-HP, institution dont je suis toujours épris et prêt à servir ;
- b) Organisez des groupes de discussion sur vos difficultés cliniques avec les patients, j’assurerai la supervision ;
- c) Organisez des groupes de psychothérapies, j’assurerai la responsabilité.
Le tout sans vous demander un centime.
Si vous organisez cela, j’y participerais de bon cœur pendant six mois. Si cela fonctionne, il faudra ensuite écrire un compte-rendu, c’est ma seule exigence. Il sera adressé aux chefs de service et au ministère. La visée est de vérifier si la clinique du partenariat – la clinique conjointe entre médecins et psychanalystes – est utile ou non. Si elle ne l’est pas, oublions l’expérience, si elle l’est, installons la clinique du partenariat partout où un médecin la sollicitera.