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Les versants creux du moment de silence

Fernando de Amorim

Paris, le 24 mai 2023

Carène Mezino, secrétaire médicale ou infirmière – (j’avais contacté le service de communication du CHU de Reims, sans réponse jusqu’au moment de la publication de cette brève) – a été tuée au CHU de Reims, provoquant l’émoi légitime de la population et du corps soignant et une minute de silence demandée par notre ministre.

Assez de ces instants de silence. Est venu, depuis fort longtemps d’ailleurs, le temps de la parole qui accouche d’une action désirante. Assez de ces révolutionnaires du dimanche, de casserolades et de ces sollicitations d’insonorité stérile.

La France a un pouvoir humain immense. Mettons le désir au centre du village.

Je suis responsable d’une équipe qui montre qu’il est possible d’apaiser la haine qui détruit, en écoutant la frustration, la souffrance, le désespoir.

Une lettre a été envoyée au ministre de la Santé, comme au Président de la République dès sa première élection. Et je fais cela depuis 1993.


Ma demande est simple : nous avons une armée de psychologues malformés à la clinique, formons ceux qui s’intéressent à la psychanalyse à travailler dans le cadre de la CPP (Consultation publique de psychanalyse).

Cette formation clinique, psychanalytique, a assuré 72 470 consultations en 2022 (Bilan de fin d’année du RPH). Elle ne coûte pas un centime au contribuable. L’unique chose que j’avais demandée au gouvernement était de me prêter un local pour installer quelques étudiants désireux de débuter une vraie formation de clinicien. Pas une seule réponse, mais des mots gentils, encourageants, et vides.

Nous avons l’expérience CMP (Centre médico-psychologique). Cette expérience est un échec. Il faut mettre un terme au modèle CMP et instaurer le modèle CPP car, dans le premier, la liste d’attente est simplement honteuse. Il faut faire en sorte que des locaux soient prêtés aux cliniciens, psychiatres et psychologues pour qu’ils constituent leur patientèle. Il faut qu’ils se réveillent car, sûrs qu’ils auront leur paye à la fin du mois et la retraite à la fin de leur vie professionnelle, ils n’ont pas l’intérêt – autre nom du désir – de recevoir des patients tôt le matin, tard la nuit, la fin de semaine et jours fériés. Activités habituelles chez un clinicien qui fait cela, non pour le pognon, mais parce que tel est son désir.

Les facultés jettent sur le marché du travail des centaines de psychologues chaque année. Pas un seul n’est capable de poser un diagnostic et de conduire une cure jusqu’à bon port.

En d’autres termes, le gouvernement ne prend pas soin des soignants en leur faisant des propositions qui réveillent le désir de réussite, de joie, de gain financier à partir de leur compétence.

Cher journaliste, je me suis promis de ne plus m’occuper de la situation de la psychiatrie, puisque mon équipe fonctionne à merveille et je suis heureux de voir mon jardin fleuri.

Le problème, mon problème, c’est que la souffrance de l’autre me touche, donc je réagis à votre article, je suis en colère.

Votre journal se demande « comment le drame met en lumière la crise de la psychiatrie en France ? ».

Voici ma réponse : de la manière la plus horrible. La psychiatrie française a abandonné la psychanalyse, par la faute des analystes bien évidemment, pour s’appuyer sur un ramassis idéologique nommé DSM. Le DSM a des amis au sein du gouvernement, les mêmes qui accablent la psychanalyse la qualifiant de non-scientifique. Et pourtant, Pinel, Esquirol, et tant d’autres grands noms de la psychiatrie française ont appuyé l’importance du traitement moral. Aujourd’hui, ceux qui peuvent assurer le traitement moral basé sur le transfert ?Ce sont les psychologues formés à la psychanalyse. Mais au lieu d’inciter ces mêmes psychologues à devenir véritablement cliniciens, c’est-à-dire psychanalystes à part entière, les analystes s’arrangent à des compromis déshonorants, à savoir, les reconnaître en tant que « psychologues freudiens », et summum de l’ineptie, « Jacques [Lacan], accroche-toi mon vieux » : « psychologues lacaniens ».

Il faut une mobilisation nationale des psychologues désireux de devenir cliniciens, des universitaires et des écoles de psychanalyse : il faut former des cliniciens à la psychanalyse et demander au gouvernement, non pas des minutes de silence, mais des rendez-vous d’action avec la population qu’il représente.

Les cliniciens de la CPP reçoivent tous les jours, parfois plusieurs fois par jours, des agresseurs, ayant des « troubles psychiatriques sévères ». Quand ils se montrent violents, des techniques psychanalytiques, issues de la clinique française d’aujourd’hui, sont mises en place pour éviter toute expression d’agressivité et surtout de violence. Depuis 1993, nous avons eu une agression et nous n’avons pas eu un seul cas de suicide. Ces éléments cliniques sont adressés au ministère de la Santé et publiés sur le site du RPH (www.rphweb.fr). Pas une seule réaction en vue. Je parle aux morts, comme Lacan parlait aux murs.

Heureusement nous ne comptons pas avec eux car le local de la CPP est propriété de la famille Amorim. Sans cette décision – un effort demandé à mes enfants quand ils étaient petits et pour payer une dette symbolique que j’avais contractée auprès de la psychanalyse – il n’y aurait pas de CPP et plusieurs jeunes cliniciens de l’époque, ne seraient pas des cliniciens compétents aujourd’hui.

Dans l’article il est écrit que les consultations sont « trop espacées », qu’il y a un « manque de suivi », et que les soignants sont « surchargés ». Et pourtant, quand je demande aux universitaires de faire un partenariat avec le RPH (Réseau pour la psychanalyse à l’hôpital), pour sortir de cette situation, ils traitent cette école de psychanalyse de secte et l’actuel président, l’auteur de ces lignes, de gourou. Je vise ici les universitaires qui me sabotent, le gouvernement qui fait la sourde oreille à mes propositions, les analystes qui me snobent. Évidemment, tout cela ne me fait ni chaud ni froid car je suis un psychanalyste.

Il faut dire qu’en psychanalyse « gourou » est un petit mot gentil quand ce n’est pas vrai, évidemment : je n’ai jamais demandé de faveur sexuelle à des patientes ou le numéro de leur carte de crédit. Lacan était traité de fou, Freud de « porc juif ». Et pourtant, c’est grâce à ces deux messieurs que des destinées funestes, noyées dans la désespérance d’un avenir possible et d’un quotidien violent ont pu devenir névrose ordinaire ou mener une existence paisible. Mais, comme il se disait au XIIIe siècle, « qui veut noyer son chien … ».


L’article se demande : « La mort d’une infirmière à Reims, tuée à l’hôpital par un patient souffrant de troubles psychiatriques, aurait-elle pu être évitée par une meilleure prise en charge ? ». La réponse proposée est un « Impossible à dire. ».

Et pourtant, mon équipe ne trouve pas cette réponse dans son quotidien clinique. Cela mériterait que Messieurs les journalistes, Messieurs les ministres, Messieurs les députés, viennent voir ce qui se passe du côté du RPH. C’est une fois que nous aurons mis en place des locaux pour la pratique de la clinique psychothérapeutique avec psychanalyste pour nos compatriotes les plus défavorisés, où les étudiants commencent à pratiquer dès la première année d’étude de psychologie, et que le résultat s’avérerait défavorable, qu’il sera possible de balancer cette formule « Impossible à dire ». Cet « impossible à dire » a le même poids creux que la minute de silence ministériel.

Cet effondrement de notre système de santé et d’éducation est de notre faute : nos politiciens sont indignes de leurs fonctions, ils se plient, par l’appât du vote, à des idéologies ignobles et indignes d’une nation comme la France. Paty a été donné en pâture à la barbarie, cette infirmière également.

Force ouvrière santé n’a pas d’autorité pour poser et poster « immédiatement la question de la situation catastrophique de la prise en charge des malades mentaux dans nos établissements psychiatriques ». Il s’agit ici aussi d’un autre versant de la même minute de silence.

Il faut du désir pour travailler, pour aimer et élever le pays. Je ne trouve pas ce discours chez nos représentants. Ou peut-être, sont-ils les dignes représentants de votre désir, lecteur.

La CPP n’exclut pas l’hospitalisation en psychiatrie ou la prise de médicaments. Cependant, je constate que quand les patients viennent en consultation à la CPP, ils sont moins hospitalisés, prennent moins de médicaments, demandent moins d’arrêt-maladie.

Pour quelle raison ne pas étudier ce qui se passe au RPH ? Parce que « si je suis triste, je veux aussi que l’autre le soit aussi ».

Une société qui excise des petites filles, qui circoncise les petits garçons, qui habille ses filles comme dans les attroupements barbares – pour les protéger des viols des mâles en mal d’amour –, qui accepte qu’un enseignant soit tué par lâcheté et par le silence couard, que des parents acceptent que des élèves ne viennent pas s’élever pour respecter des injonctions religieuses, est une société malade.

La France est malade de ces citoyens. Citoyens indignes de ce pays resplendissant. La psychiatrie en est tout simplement sa vitrine.