Interroger le Réel ?
Pour une psychanalyse scientifique (I)
Fernando de Amorim
Paris, le 19 octobre 2023
Impossible d’interroger le Réel car il ne s’approche ni par la parole ni par le langage. En revanche, l’être humain, avec le langage (la grotte de Lascaux) et avec la parole (« Le temps est venu de panser nos blessures. Le moment est venu de réduire les abîmes qui nous séparent » – extraits du discours d’investiture de Nelson Mandela, le 10 mai 1994), peut transformer un bout du Réel en réalité, sa réalité. La présence du Moi et de son voile imaginaire est ici une évidence. Une telle démarche ne fait ni science ni psychanalyse.
Dans une psychanalyse, ni le clinicien ni le psychanalysant n’ont accès au Réel mais uniquement à la réalité de celui qui associe librement.
Freud voulait une psychanalyse scientifique parce qu’il savait qu’il avait touché le gros lot. La psychanalyse est scientifique parce qu’elle répond à des critères scientifiques (méthode, techniques) qui lui sont propres. Vouloir installer cette nouvelle lecture du Réel (le désir, la pulsion, la libido chez l’être humain) selon les critères de la science de l’inanimé (objet de la physique) ou de l’animé non parlant (objet de la biologie), c’est l’installer dans un lit de Procuste. Ce serait dommageable à la psychanalyse et surtout à ceux qui ne se sont pas suicidés, qui ont réussi à construire un amour ou un travail grâce au fait d’avoir eu le courage de monter à bord du bateau nommé Psychanalyse et qui ont eu le désir de continuer à ramer sur des eaux jamais sillonnées de l’océan nommé Inconscient.
La science est une lecture du Réel. La psychanalyse est la science du désir chez l’être humain. Le scientifique peut proposer une interprétation imaginaire du Réel ou une interprétation symbolique du Réel. L’interprétation imaginaire se caractérise par une lecture que fait le Moi du Réel. Des hypothèses, des théories, peuvent être inventées par le Moi pour lire le Réel, de manière fausse. François Magendie a dégommé la phénologie de Franz Gall en la traitant de pseudo-science comme quelques personnes bien intentionnées l’ont fait avec la psychanalyse. La psychanalyse, pseudo-science ? Deux amies se retrouvent au bout de vingt-cinq ans ; l’une a fui sa famille en se mariant. Elle a quatre enfants ; l’autre a entrepris une psychanalyse, elle s’est mariée, est mère, achève son doctorat, aime son travail. La première lui dit « Tu es courageuse, j’ai été lâche ! » à quoi la seconde a répondu « Je dois ma réussite à ma psychanalyse. ».
Rectification : elle ne doit rien à personne. La psychanalyse a été payée. Elle a saisi l’offre du psychanalyste de l’écouter, elle a respecté la méthode psychanalytique. Elle a mis son désir de construire sa subjectivité sur la table. Le résultat est qu’elle est satisfaite de sa navigation. Elle a ramé (elle est venue aux séances, elle les a réglées avec son argent et non avec l’argent de l’autre, à savoir le contribuable, papa, maman), elle est arrivée à bon port. Cela pouvait aussi échouer. Le naufrage fait partie de l’opération maritime, et cela n’empêche pas que la navigation soit une science. La science est rigueur, elle exclut toute démarche farfelue.
La différence entre une science et une pseudo-science est que la première tient la route sous les secousses provoquées par les critiques. Malgré des livres, des films, des émissions ayant comme visée de déverser des fâcheries fort inintéressantes contre la psychanalyse, cette dernière continue à faire son travail : écouter la détresse de l’être et opérer pour qu’il puisse construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée.
Le « aussi » fait référence au Réel, puisque l’être ne sait rien sur le moment où lui tombera dessus la locution Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris (Gn. 3 ; 19). Il faut aussi mettre en évidence la chute, non d’Adam, mais du Moi. La psychanalyse n’est pas du champ de l’imposture magique comme l’évoque Pline l’Ancien en faisant référence aux idéologies religieuses, elle est fille de la médecine d’Hippocrate. Il faut dire qu’elle n’est copine ni avec le catalogue creux des diagnostics sans fondement, ni avec les techniques de dressage du Moi. Elle n’est pas leur ennemie, parce qu’il faut de tout pour créer un monde – même de l’aliénation.
Le psychanalyste pourra, non interroger, mais examiner minutieusement et avec bienveillance, le discours du scientifique sur le Réel. Il n’y a pas de Réel de la science, comme il n’y a pas de Réel de la psychanalyse, mais un Réel, un impossible que la science lit avec des hypothèses (interprétations), avec des théories (explications). La psychanalyse quant à elle, tel un bateau, transporte le psychanalysant pour que ce dernier puisse interpréter son Inconscient, car son Inconscient, le Réel auquel il n’a pas accès en lui, ne peut pas être accessible à l’être, et surtout pas à son Moi.
La science est surtout au service de celui qui a réussi, avec la méthode et les techniques propres à sa connaissance, à lire le Réel. Toute l’humanité pourra profiter de cette connaissance, de cette lecture construite par l’être : l’électricité, l’automobile, la bombe atomique. Le savoir est une construction du sujet à la sortie de sa psychanalyse, elle est profitable d’abord à l’être dans la position de sujet, et ensuite à ses proches (enfant, épouse, époux, amis, salariés, patients).
La technologie et les techniques qui nourrissent la vie quotidienne des êtres sont des inventions des êtres castrés (en italique dans le schéma ci-dessous). Une psychanalyse vise la construction d’un sujet (en italique dans le schéma ci-dessous) : un être qui a traversé une psychanalyse et qui ne tire aucun plaisir à dominer l’autre ou à inventer des dispositifs de destruction.
être – être vivant – être humain – être survivant – être qui vivote – être qui vit – être parlant – être castré… (sans psychanalyse)
…être barré – sujet – sujet barré (avec psychanalyse)
Affirmer cela ne signifie pas être ennemi de la technologie, mais indique simplement que l’être castré invente pour lui et donc pour la jouissance de son Moi et de ses organisations intramoïques : alors que le sujet, en construisant sa responsabilité de conduire aussi sa destinée, est responsable de ce qu’il fera de son produit. La distinction radicale entre l’être castré et le sujet est la castration qui construit une éthique, non une morale.
Je ne dénonce pas les inventeurs d’automobiles, d’armes à feu, de religions barbares, je signale simplement que le Moi de ces inventeurs sera inévitablement débordé par l’exigence de jouissance qui sera revendiqué par ses organisations intramoïques. Un tel processus est évidement inconscient. De là le profit, le profit, le profit, sous forme de matérialisation de cette demande sans faim.
Il est important de mettre en place la présence du scientifique et du psychanalyste pour, à partir d’une visée scientifique, lire le Réel car approcher ce dernier n’est pas suffisant. Ni l’être ni le Moi ne pourront approcher le Réel, il est intouchable, insaisissable, inaccessible. Il est possible de le lire, d’attraper un de ses représentants, telle une bactérie. Mais avec nos gros doigts, il n’est pas difficile d’imaginer qu’il s’agit d’une mission impossible. En revanche, le scientifique peut utiliser le Réel, tel un vaccin, pour contrer ce représentant du Réel qu’est la bactérie, pour un certain temps. Le lecteur remarquera qu’il s’agit toujours pour l’être humain d’attraper ce qui n’est plus.
Les arguments de Popper ne m’ont jamais convaincu. Il arrive en tant qu’épistémologue à la fin de la bataille clinique pour témoigner des faits. Les faits sont déjà ailleurs : le psychanalysant a déjà pris ses cliques et ses claques et est retourné à sa destinée, celle qu’il a réussi à construire sur le divan.
La psychanalyse est irréfutable pour ceux qui n’ont pas vécu une psychanalyse jusqu’à son terme. L’unique être qui a le droit éthique et épistémologique de témoigner sur ce qu’est ou non une psychanalyse est le psychanalysant pendant qu’il construit sa subjectivité ; le sujet, quand il sort de psychanalyse ; ou le sujet barré, l’être dans la position de psychanalyste.
Est-ce que le commun des mortels va frapper à la porte de l’astronome pour lui demander des comptes sur le prochain passage de la comète de Halley ? Allons-nous réveiller François Jacob de son sommeil éternel pour prendre des nouvelles d’une bactérie ? Quod licet Iovi, non licet bovi !
La rencontre entre scientifiques et psychanalystes concerne ceux qu’intéressent de nourrir leurs sciences respectives et non à prendre le thé. Même si une chose n’empêche pas l’autre. Ceux qui s’intéressent à la psychanalyse ce sont les psychanalystes car c’est grâce à elle qu’ils ont un sentiment solide de se rendre utiles à celui qui frappe à leur porte, noyé qu’il est dans la souffrance d’être.
Le Réel n’est pas de ce monde, le Réel n’est pas une propriété de la science ou de la psychanalyse. La science et la psychanalyse existent pour proposer des lectures – l’autre nom de l’interprétation – aux êtres sur l’impossible qui est représenté par le Réel. Vivre avec l’impossibilité structurelle de cerner son monde, tel est le drame du Moi. Pour sortir de cette angoisse, l’être, épaulé par le Moi, s’invente des diversions tels les conflits de voisinages, les partis, les guerres, les débats, les amours. Le tout pour éviter de se confronter au fait qu’il n’existe pas, encore.
La psychanalyse invite l’être à construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée. Cela signifie s’occuper de ses oignons, tâche toute aussi impossible car la puissance du Moi est énorme, ce qui fait que la libido nourrit des maladies, des symptômes corporels pour ainsi passer son temps de vie en attendant la mort biologique.
Le prestige de la science vient de l’interprétation imaginaire du Moi du scientifique de vendre une exactitude, parfois une certitude que, dans un avenir proche, il sera possible de trouver le gène de la schizophrénie, de l’autisme, de l’homosexualité…
Ces énoncés seront vérifiés, seront réfutés, mais entretemps, la promesse a été faite, beaucoup d’argent a coulé sous les ponts et le discours scientifique risque de devenir un discours scientiste, ce qui laisse aux donneurs d’avis ou aux vulgarisateurs de tous poils l’opportunité réseau-sociétale de nourrir l’ignorance dans l’esprit des innocents, des affamés du facile et de l’immédiat. Dans ce sens, il est plus facile de brûler une école ou de tuer un enseignant que d’assoir son cul pour apprendre à lire, à écrire et à respecter la laïcité française. Le principe de base de l’envieux est que s’il ne peut pas avoir alors personne ne peut avoir.
Le terroriste est à notre porte, il est en nous. Inspiré par Freud et Lacan, je l’avais nommé organisation intramoïque. Cette organisation terroriste est composée de la résistance du Surmoi (pour les attaques au couteau contre autrui ou contre soi-même) et du grand A non barré. L’efficacité destructrice de cette organisation est vérifiable dans l’acte du tyran ainsi que de la victime.
Il n’existe pas d’Imaginaire scientifique, il existe de l’Imaginaire du scientifique, comme il est possible de parler de l’Imaginaire de l’analyste. De là l’importance que la psychanalyse du psychanalyste soit sans fin car son Moi – même barré – bouge encore, bouge toujours, et transmet la haine comme la puce transmet la peste.
La psychanalyse n’a rien tenté avec Lacan, en revanche, Lacan a tenté avec la psychanalyse de sauver Freud de l’oubli. Il a réussi. Maintenant il faut que les analystes choisissent de devenir psychanalystes à part entière, et non mi-analystes. Quand ils se présentent en psychiatres-psychanalystes, universitaires-psychanalystes, psychologues-psychanalystes, ils ne sont pas encore psychanalystes, même si je reconnais la présence du désir de le devenir.