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Le fil rouge

Fernando de Amorim
Paris, le 26 octobre 2023

Parler de science du corps et de l’esprit est une manière de montrer aux scientifiques, physiciens et biologistes que les psychistes sont encore à l’âge de la pierre. Les instruments sont impeccablement prêts (structures freudiennes, maniement du transfert, séance lacanienne, clinique avec le psychotique), et ils n’en font pas usage ou les utilisent maladroitement, ralentissant, empêchant la construction des bases de la psychanalyse en tant que science.

La science qui sait opérer avec le corps c’est la psychanalyse. Et pourtant cela ne fait pas d’elle la science du corps. La science de l’esprit ? Mais de quoi veulent-ils parler ? Esprit es-tu-là ? C’est l’unique question qui me vienne, justement, à l’esprit pour mettre en évidence l’absence de réflexion d’un psychiste qui use de cette formule absurde au XXIe siècle.

La psychanalyse est la science du désir. Le désir est repérable à sa réalisation. Pour y accéder, l’être doit suivre les indications psychanalytiques du clinicien dans la position de supposé-psychanalyste, à savoir, associer librement ses pensées, dire sans censurer ses sensations et perceptions corporelles (douleurs, gênes, maladies) et apporter ses rêves – sans les noter – pour que le clinicien puisse, avec le psychanalysant, les analyser et ainsi propulser ou rectifier la trajectoire clinique du bateau nommé Psychanalyse.

Cette trajectoire clinique mène vers la mer d’Œdipe. L’usage de cette métaphore vise à indiquer au lecteur que pour lire la clinique avec l’inconscient – avec un « i » minuscule – structuré comme un langage, il faut déplacer le tout dans un milieu aquatique. Ainsi, la psychothérapie sera-t-elle représentée par une rivière, le clinicien et l’être seront sur un bateau, en entrant en psychanalyse le bateau circulera sur l’océan Inconscient, avec un « I » majuscule. L’inconscient est celui de Lacan, où la libido va bras-dessus bras-dessous avec le signifiant. C’est l’inconscient qui nourrit le symptôme psychique, le symptôme corporel. L’Inconscient est celui de la libido pure qui nourrit le passage à l’acte, la maladie organique.

Cette stratégie de faire appel à une métaphore aquatique vise à éloigner la clinique psychanalytique de la perspective terrienne qui a été celle des analystes jusqu’à aujourd’hui. Cette lecture de l’analyste en haut de la falaise lançant des interprétations est, je suppose, la raison d’autant de difficultés à saisir les possibilités immenses qu’offre la psychanalyse en tant que science ayant une méthode et des techniques propres, à travailler avec des nourrissons ainsi que des personnes âgées, avec toute sorte d’expressions libidinales dans l’organisme, le corps et le psychisme, à condition que l’être désire savoir sur la souffrance, sur la soiffrance qui l’habite. Il y a des êtres qui ont soif de savoir, d’autres qui traversent la vie sans réclamer une goutte d’eau, résultat ils vivotent.

Si dans un premier temps toute science est le fruit d’un tâtonnement qui produit des bricolages inévitables, ces derniers doivent avoir un statut d’échafaudage. Mais l’échafaudage dans un chantier naval n’est pas le bateau. Ce dernier ne peut pas naviguer couvert de ferrailles de tous côtés au moment de la mise à l’eau de l’embarcation.

La psychanalyse n’est plus en période de bricolage. En revanche, les analystes, en ne respectant pas les règles obtenues et admises par l’expérience clinique répétée depuis un centenaire – ce qui m’autorise à penser qu’il s’agit d’une science parvenue à l’âge mûr –, se comportent comme des bricoleurs, pas des bricoleurs créatifs qui construisent à partir d’un matériel défaillant, mais bien comme des bricoleurs paresseux qui ont le matériel mais ne l’utilisent pas à bon escient.

J’ai vu un bricoleur africain casser les accoudoirs de deux vieilles chaises en plastique, les recouvrir d’un vieux tissu, mettre des briques autour, asperger de ciment qui, une fois durci, faisait un joli banc pour la place de son village. Les paresseux ont l’enseignement freudo-lacanien à portée de main et n’en font pas usage. Ils donnent des médicaments comme ils donneraient des bonbons et se débarrassent au plus vite du patient ; ils ont à leur disposition la possibilité de devenir psychanalyste, ils se dépêchent de sortir de leur analyse pour ne plus jamais retourner sur le divan, tout en bricolant des justifications pour convaincre qu’ils sont psychanalystes, qu’ils savent bien conduire des analyses, qu’il faut faire à leurs manières. Quand l’examen de leurs manières de faire prouve qu’elles sont insuffisantes, ils mettent en avant la résistance de leurs interlocuteurs. Il s’agit-là de rhétorique et non de science.

Pas étonnant qu’un haineux, incapable de devenir psychanalyste puisse se permettre de traiter un analyste de « charlot de votre acabit ».

Reconnaître les structures cliniques (névrose, psychose, perversion) est fondamentale pour la conduite d’une psychanalyse. Cela sert au clinicien pour conduire la cure sur la voie maritime propre à l’être. Traiter un être psychotique comme s’il était un obsessionnel ou un hystérique, risque de rendre fou ce dernier ; pas au sens d’avant-Pinel, mais au sens du passage à l’acte où le Moi n’est plus maître de rien du tout. Le diagnostic structurel, avec l’affinage qui viendra ultérieurement, est nécessaire au clinicien et non au psychanalysant.

Utiliser le diagnostic comme le font les psychiatres sert aux assurances, à eux-mêmes pour se penser toujours médecins, mais surtout pas au premier intéressé, à savoir, celui qui souffre.

À qui cela sert de se savoir névrosé, ou paranoïaque ? Le diagnostic, j’insiste, sert au clinicien pour la conduite de la cure. La cure sert à apaiser le symptôme (psychothérapie), à changer le flux libidinal en construisant un canal pour que la libido qui nourrissait le symptôme (puisque telle était la décision de l’être) puisse dorénavant être utilisée pour que l’être construise sa responsabilité de conduire aussi sa destinée dans la position de sujet (psychanalyse).

La pauvreté de cette nouvelle génération de psychiatres, enfants du DSM, est de la pure responsabilité des psychiatres car ces derniers ne disent pas fermement aux nouvelles générations que pour soigner en santé mentale il faut d’abord se faire psychanalyser. Il n’y a pas d’économie ni de compromis là-dessus. Mais comment un vieux psychiatre peut-il avoir une quelconque autorité si lui-même se présente en tant que psychiatre le matin et en tant que psychanalyste le soir, ou à l’université ?

J’ai construit, jusqu’à présent, cette autorité car je n’ai jamais cédé de ma position de psychanalysant. Et je m’en porte bien.

Qui peut être zinzin au point de repérer mais de ne pas suivre la voie qui le pousse à apprendre, non sur la philosophie grecque tout entière, sur Kant, Freud et Lacan dans le même lot, mais sur le désir qui l’anime depuis qu’il est tout petit ? Qui peut être dérangé au point de laisser tomber sa navigation psychanalytique pour répondre aux chants des sirènes des classifications artificielles ? La réponse est toute prête : tous ces psys qui se prétendent héritiers de Freud.

En cédant sur leur désir de psychanalysant, ils ont cédé sur tout. Ce qu’ils font, théoriquement, cliniquement, est juste un passetemps, comme l’heure de golf de Guitry pour passer le temps, afin d’oublier que la mort arrive au galop et qu’ils n’ont rien foutu de vrai pour être sujet. Ils diront qu’ils ont fait, ou qu’ils n’ont presque rien fait, ou un petit peu. Mais dans la comptabilité du désir, ce n’est pas suffisant d’être mi-analyste pour devenir psychanalyste, psychanalyste agent de la construction d’une psychanalyse scientifique.

Je ne propose pas de classification car toute vraie classification est généalogique selon Darwin. Chez l’être humain, ce qui compte c’est la position où se trouve son être, selon ma hiérarchisation ci-dessous :

être – être vivant – être humain – être survivant – être qui vivote – être qui vit – être parlant – être castré… (sans psychanalyse)

…être barré – sujet – sujet barré (avec psychanalyse)

La généalogie ne me sert à rien cliniquement même si je sais que, dans un premier temps, l’être acoquiné avec le Moi tient à présenter ses plaintes, ses condoléances ou ses doléances de sa relation avec sa généalogie : « la faute des parents », « c’est à cause de mon père que… ». La visée d’une psychanalyse est de construire dès la première séance. La logique d’anamnèse voile une tradition zoologique et botanique propre aux naturalistes, de Humboldt à Lamarck. Il faut sortir de là. Ce qui ne signifie pas qu’il faille faire l’économie de l’étude de ces auteurs majeurs. Andrée Green disait que rien n’était plus abrutissant que la formation du psychiatre.

J’invite les psychiatres à faire une psychanalyse parce qu’il est insupportable de passer la journée avec la folie sans payer sa livre de chair. Les psychologues, ainsi que les psychanalystes de l’IPA, ont été plus malins puisqu’ils ne reçoivent pas de psychotiques.

Au RPH, comme l’avait proposé Lacan, les jeunes cliniciens ne se dérobent pas face à la psychose. Ils s’habituent à écouter une souffrance qui n’a rien de psychotique, ni de folle, ni d’obsessionnelle. Tout juste humaine.

Vous avez dit ethnopsychiatrie ? Ethnopsychologie ? Mais depuis quand un africain, un chinois est-il différent d’un français ? Si vous le piquez, est-ce qu’il ne saigne pas ? Si vous le chatouillez, est-ce qu’il ne rit pas ? Si vous l’outragez, est-ce qu’il ne se vengera pas ?

Si la réponse est oui, vous avez affaire à un être humain porteur d’un appareil psychique freudo-lacanien. Si oui, ils sont fils d’un homme et d’une femme, il est certain qu’ils ont un Œdipe, donc ils peuvent, s’ils souffrent, rencontrer un psychanalyste et ainsi, construire leur position de sujet et être responsables de construire aussi leur destinée pour le temps qui leur reste avant la mort.

Les antipsychiatres de ma jeunesse ainsi que les psychiatres biologiques font du divertissement pour ne pas examiner leur condition d’êtres incapables ou dans l’incapacité de traverser leur océan pour construire une position subjective. D’où la poudre aux yeux idéologique.

Ces révisions des classifications prennent un temps énorme, comme l’heure de golf de Guitry évoquée plus haut. Quel est l’objectif de tourner ainsi en rond ? Car, cliniquement, cela ne produit aucune bosse dans la carapace du Moi.

Ma proposition est de mettre en évidence, à partir du transfert, du signifiant et du désir, l’Œdipe, pour qu’ainsi l’être se débarrasse de cette vieille peau qu’il traîne depuis son enfance, de reproduire ce que faisaient son père, sa mère, son grand-père mort à Verdun, sa tante juive, son oncle palestinien, sans oublier son arrière-tante qui, en 1789, s’est mariée enceinte.

Que l’être devienne sujet : telle est ce que j’entends comme proposition scientifique de la psychanalyse. Elle a la méthode et les techniques pour mener à bien ce projet. Si le désir du psychanalysant est au rendez-vous et que le clinicien assume éthiquement d’être au rendez-vous, il y aura sujet à la fin de l’expérience. C’est ma prédiction, sauf apparition impromptue du Réel dans la soupe clinique.

Cependant, pour être au rendez-vous avec le psychanalysant, le clinicien se doit d’être au rendez-vous, d’abord, avec son désir. Cela n’est possible que sur le divan, s’il occupe la position de psychanalysant pendant qu’il opère en tant que psychanalyste. L’amitié avec un analyste, baiser avec lui, des titres universitaires qui débordent du tiroir, comme disait Brassens, cela ne fait rien à l’affaire. Ou tu es psychanalyste, ou tu es… pas psychanalyste.

L’habitude est que, lorsque le psy ne sait pas quoi dire, quoi faire, celui-ci tranche avec son doigt, en accouchant des bêtes à cinq pattes du genre « psychosomatique », « ethnopsychiatrie », « facteurs hybride voulant signaler deux natures différentes », « composants physique et psychique du symptôme », « agents psychologiques, génétiques et moraux de la psychose ».

Du divertissement pour tromper, de la poudre aux yeux. Tout, sauf la castration. Ne rien savoir sur son Œdipe, telle est la devise de l’ignorant.

C’est à rendre sot.

En tant que psychanalysant, je ne veux pas manger de ce pain-là.

En tant que psychanalyste, je vois un avenir radieux pour une psychanalyse scientifique.

C’est mon pari, scientifique.