CORONAVIRUS (2) – Le moi et le réel
Fernando de Amorim
Paris, le 16 mars 2020
Le 13 mars 2020, le gouvernement a interdit les rassemblements de plus de cent personnes. Le même jour, quelqu’un m’adresse un courriel à propos des supervisions cliniques : « Est-il responsable de maintenir la supervision de groupe ? ». La réunion se trouve dans une pièce où les gens ne sont pas les uns sur les autres et que nous composions un groupe de dix ou douze personnes. Il faut entendre ici que la personne n’avait pas l’intention consciente de mettre en évidence sa haine envers l’objet de sa missive informatique.
Aujourd’hui, une personne dit qu’elle ne viendra pas aux séances à cause des consignes du gouvernement, et parce qu’elle doit « soulager » son époux. Je lui réponds que c’est une excellente idée de le soulager, mais que cela ne doit pas l’empêcher de venir aux séances si elle respecte les consignes sanitaires établies. Elle se met en colère et veut la mise en place du dispositif des séances par téléphone. Elle m’accuse de ne pas prendre au sérieux… Je lui dis, avec mécontentement, que j’accepte sa demande de séances par téléphone. Elle appelle quelques instants après pour dire qu’elle viendra à ses séances et qu’elle est en colère.
Le virus est le bouc émissaire de toutes les tentatives de dérobades du moi – l’instance freudienne – pour que l’être ne construise pas sa vie à partir du désir. « A partir du désir », dis-je, parce que le virus met en évidence des vies assises sur des fantasmes, accoudées sur des inhibitions, en attendant presque patiemment la mort de leur fade existence.
Hier, le 15 mars, en regardant les images des français entre eux, dans les parcs à moins d’un mètre, et en se faisant la bise comme si de rien n’était, les médecins se sont étouffés de colère. Le professeur Jean-Jacques Zambrowski a appelé ce comportement de « puéril, ridicule » sur l’antenne de BFMTV. Il continue : « Ils [les Français] n’ont rien compris au message pourtant clair ! ». C’est cela le drame du médecin et la difficulté structurelle du moi. Ce dernier est structurellement aliéné. Ce qui est ici qualifié d’insouciance : c’est de l’aliénation.
Si quelques médecins demandent des consignes coercitives, en s’appuyant sur l’expérience chinoise, et que le gouvernement compte avec le civisme des citoyens, il me semble important de signaler que la tâche n’est pas facile. Les médecins qui demandent cela sont dans une logique vétérinaire, celle de leur formation, formation qui exclue de plus en plus le message, pourtant clair, de la psychanalyse, à savoir, que le moi n’est pas maître chez lui. Il n’est pas maître dans son appareil psychique, dans son corps, dans cette planète. En un mot, le moi se comporte en mauvais locataire : il consomme sans payer et chie sur l’assiette qui le nourrit. Nos responsables politiques comptent avec le civisme des citoyens. Or, le civisme, depuis la fin du XVIIIe siècle, est une logique d’adulte et non du moi. Le moi n’en fait qu’à sa tête, se met en colère quand ce n’est pas lui qui commande ou quand c’est l’autre qui donne des directives, ces dernières sont vécues comme des ordres, voire des injonctions.
Le problème ce ne sont pas les français, mais le moi des humains. Ces directives, données ici par les autorités sanitaires, disent ce qu’il est possible ou non de faire. L’étonnement, justifié, du corps médical est dû au fait que cette corporation a exclu le désir et les pulsions de leurs actes opératoires.
Il faut se rappeler des slogans du type « il est interdit d’interdire ! » ; « C’est mon corps, je fais ce que je veux avec », et enfin « CRS SS », pour se rendre compte que le moi est une instance seule, mais qui, en groupe, construit des idéologies. Soigner les organismes vivants c’est aussi s’adresser au moi. Le moi ne peut pas écouter et tirer les conséquences pour son corps et pour l’autre d’une information donnée immédiatement. Il faut répéter plusieurs fois et sous plusieurs angles le même message pour qu’il traverse les organisations intramoïques et que, en revenant de l’Autre barré, traverse le champ moïque, et puisse ainsi produire un effet de compréhension et ensuite de décision, résultat de la castration symbolique.
Ces slogans sont le résultat de la réaction du moi aux règles. Un virus, incarnation du réel, c’est-à-dire, impossible à voir, qui, comme Dieu, selon Epicure, n’a rien à faire du moi des hommes, est en train de montrer à la grenouille de Monsieur de la Fontaine, qu’il n’est pas de taille à devenir bœuf.