CORONAVIRUS (3) – Le moi, le désir et le réel
Fernando de Amorim
Paris, le 17 mars 2020
Cette expérience virale, au contraire d’être prise uniquement comme une somme de contraintes pour les êtres, pourra être utilisée pour que chacun puisse apprendre sur ce que sont le moi, le désir et le réel. En ce sens, elle sera très instructive.
La difficulté pour le moi de saisir les implications du virus tient à ce que les mots « maladie », « souffrance », « douleur », « mort » ne sont pas exprimés. Le médecin Jean Rottner dit ce qui suit : « Des jeunes qu’il faut intuber de toute urgence, des personnes âgées balayées en quelques heures, des équipes médicales qui arrivent à saturation complète après 15 jours de mobilisation, des gens en pleurs […], la peur pour soi et pour ses proches… Quand on est dedans, les choses sont extrêmement compliquées». Et même dans ce cas, la mort n’est pas évoquée. Les personnes âgées balayées en quelques heures. Elles ne sont pas balayées, elles meurent.
Le désir est ce qui permet aux êtres de désirer. Il faut mettre l’accent sur le désir de l’Autre non barré, celui qui pousse le moi à l’aliénation d’exister et l’Autre barré, celui qui castre, qui prend soin de soi et de l’autre, son semblable. Prendre soin jusqu’au sacrifice n’est pas la preuve d’un désir castré, mais d’une forme sublimée de la culpabilité que le moi subit de l’Autre non barré. Les médecins et le corps soignant vivent parfois comme une ingratitude, voire expriment leur agressivité envers ces personnes qui ne reconnaissent pas leurs efforts, voire leur offrande à la divinité, comme il se disait au début du XIIe siècle. L’exercice sacrificiel de la médecine répond ici à l’Autre non barré du médecin. Il est très important dans l’exercice du soin de l’autre d’apprendre à se protéger.
Depuis ce matin dans ma consultation, le réel, le virus, la mort, ont été fantasmés à la guise de chaque moi qui se prend pour ce qu’il n’est pas, à savoir, immune à la vie. De là cette quête effrénée de la mort, en faisant semblant d’être cool. Un homme de journal, hier, dimanche, disait « Fuck ce virus ! ». Mais ce virus ne fait rien d’autre que ce qui est propre à sa nature. Comme disait Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, le 14 mars, avec ses mots de médecin : « Le virus ne circule pas en France, ce sont les hommes et les femmes qui le font circuler ». Ce ne sont pas des hommes et femmes, c’est le moi des hommes et femmes qui, aliéné, fait n’importe quoi avec n’importe qui. Débutant ma clinique avec le VIH, j’entends des gens dire qu’ils baisent sans capote parce qu’on commence à guérir du SIDA, qu’il est possible de se faire pénétrer et prendre la PrEP après…
Un patient disait « Virus ou pas ce n’est pas ça qui change mon comportement ». Je limite ici à dire qu’il s’agit d’un conseil bienveillant car le moi psychotique, névrosé ou pervers est régi par l’aliénation, l’ignorance, l’amour, la haine. Dénouer ces registres ne se fait pas dans l’urgence. Il faut des années pour construire une relation thérapeutique, il faut quelques remarques méfiantes d’un parent ou d’un proche qui compte pour l’être pour mettre à mal le transfert. Un jeune homme disait : « Que la situation soit positive ou négative j’ai le même manque d’émotion », d’autres s’accrochent au virus pour justifier leur inexistence. La consigne à tenir, pour l’instant est de dédramatiser. Il ne s’agit pas d’autre chose que d’un virus avec lequel il faut apprendre à vivre. Pour cela il est essentiel que chacun puisse apprendre sur soi, sur son corps. Ce n’est pas une tâche aisée, ce n’est pas non plus un conseil ministériel, c’est une démarche éthique qui se construit tout au long d’une vie.