Esquisse d’un projet pour l’être parlant
Fernando de Amorim
Paris, le 13 avril 2020
Avant même la sortie du confinement, il y a déjà quelques scientifiques qui disent n’avoir jamais vu « la recherche clinique avancer aussi vite », d’autres affirment : « Je fais le pari que d’ici l’hiver prochain, il y aura un vaccin ».
A quoi bon un vaccin si une politique ou une éducation de vie sur terre n’est pas mise en place pour que les êtres puissent être davantage engagés avec leur propre habitat ?
L’être humain sur terre est un locataire indélicat, voire un mauvais locataire. Je suis de la génération des cliniciens née avec le SIDA. Une quantité d’argent fut mise en place pour la recherche mais personne n’a voulu toucher à la jouissance des organisations intramoïques de l’être. De même, personne n’ose mettre en évidence la quantité de femmes qui tombent enceintes parce qu’elles n’ont pas osé demander à leur partenaire de mettre un préservatif. Après douze avortements, une dame m’avait dit, au moment de son treizième, que « ce n’est pas grave, puisque c’est remboursé par la Sécu ! ». Personne n’aborde cliniquement, je veux dire sérieusement, la goinfrerie du patient par crainte d’être traité de « grossophobe », sauf en bavardages de couloir, une fois que le patient est parti. Heureusement, il existe la parole du poète qui, par l’agencement des mots, accouche d’un « Papa Mambo ».
Depuis la psychanalyse, personne ne peut ignorer la relation complexe de l’être avec la jouissance. Cependant, il semble moins risqué d’investir dans la recherche médicale – ce qui est légitime – que d’étudier le rapport de l’être avec le désir, la jouissance, le corps. C’est ce que fait le psychanalyste matin, midi et soir.
Par la perspective envisagée par les scientifiques cités au début de ce texte, la psychanalyse sera exclue de la recherche médicale et cette dernière commence, déjà, à servir à une pratique vétérinaire de la médecine humaine.
Que le lecteur me pardonne, je ne me souviens plus si c’est chez Aristote ou chez Platon que j’ai lu cette jolie formule : l’opinion éclairée. Ce dont je suis sûr, c’est que Jacques-Alain Miller l’avait utilisée au moment où il fallait défendre la psychanalyse.
Pourtant, il faut signaler que tous les humains ne sont pas disposés à faire partie de ceux qui font partie de l’opinion éclairée. Ma visée ici, est de sensibiliser cette génération naissante, d’inciter la jeunesse de ce siècle qui désire en faire partie, de cette opinion éclairée, à faire, comme Lacan, le retour à Freud, ce qui suppose un retour aussi aux humanités classiques.
Avec la médecine et les scientifiques – une pensée reconnaissante à Claude Bernard, Pasteur et tant d’autres –, le mammifère a gagné une condition humaine, par le soin du corps, le lavage des mains, l’accès à la parole, à la civilisation.
Avec la psychanalyse, l’être humain est invité à s’élever à une condition autre, celle de sujet. Dans la position de sujet, l’être parlant est castré, cela signifie qu’il accède à une responsabilité vis-à-vis de sa maison : il ne bouffe pas de bestioles – chauve-souris, serpent, pangolin qui ne font pas partie de ses besoins nutritionnels mais bien parce que, dans son esprit, il y gagne des vertus imaginaires (pouvoir aphrodisiaque). Il faut rappeler que le virus est entré dans la chaîne humaine à cause de l’action de l’homme. Le foyer de l’épidémie étant le marché animalier de Wuhan. L’homme, en s’introduisant dans l’écosystème animal, produit un court-circuit qui introduit le virus dans l’organisme humain. La suite est sa propagation, le débordement des systèmes sanitaires, le manque de lits en réanimation, le confinement, l’arrêt de la vie économique et la suspension de la vie sociale. En un mot, l’être veut tuer « le méchant virus », selon les mots d’une journaliste télévisée ce matin, tuer des ours, des requins, quand c’est l’homme qui envahit leur territoire ou qui veut les posséder en leur imposant une condition d’animal domestique. Un animal soumis à l’instinct ne peut pas devenir un animal assujetti au signifiant. Ou tout au moins dans l’immédiat. La domestication passe par les paroles qui apportent la preuve d’une amélioration des conditions de vie.
Dans la position de sujet, c’est-à-dire, une fois qu’il est sorti de psychanalyse, l’être est castré de ses passions : il est moins ignorant mais accepte d’apprendre ; il est moins haineux, mais est toujours disponible pour la vie ; il est moins amoureux, mais toujours disposé à l’amour.
Après la globalisation folle, peut-être, le moment est venu pour une lecture du monde et du corps comme un lieu de location. L’invitation est que l’homme, dans la chaîne des habitants de ce monde, se comporte avec élégance : envers lui-même, son corps, l’autre, l’environnement, l’autre nom du Réel.
Freud nous a prévenu : la psychanalyse n’est pas une Weltanschauung, elle n’est pas une vision du monde, en d’autres termes, elle n’est pas une « construction intellectuelle qui résout, de façon homogène, tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse qui commande le tout, où par conséquence, aucun problème ne reste ouvert, et où tout ce que à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée » (XXXVème conférence in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse).
Il ne s’agit, dans mon esprit, ni d’une croyance ni d’une certitude en l’homme. À vrai dire, je le regarde avec une distance courtoise, respectueuse mais certainement éloignée, sauf quand il est porteur d’un verbe qui m’arrache à mes limbes.
Il y a, dans la constellation humaine, des moments de fulgurance qui réveillent mon intérêt, me procurent une animation psychique, voire une joie infantile. Ces moments ce sont des textes issus des bouches des êtres. Ces textes, ce sont des matérialisations d’un grand Autre barré, représenté par Lacan par un A barré (Ⱥ ) : La métaphysique d’Aristote, La grenouille et le Bœuf de Monsieur de La Fontaine, L’« ISA » de Freud, « Bouge de là » de Monsieur Solaire, comme j’aime à l’appeler, Lacan à Baltimore, les gilets jaunes jolis qui passent sous la fenêtre de ma consultation le mercredi à 11 heures, la première lettre de « La crise de l’esprit » de Paul Valéry, Le « Bureau de tabac » de F. Pessoa, « Supplique pour être enterré à la plage de Sète » de Brassens, ainsi que « La bonne planète » du beau Charles, viennent me signaler qu’il y a un chemin, une sorte de voie lactée constructible.
Poètes à part, ces constructions sont possibles, pour le commun des mortels, par la psychanalyse. La psychanalyse invite l’être à la castration de son Moi gonflé et à la construction de la position et de la manutention de cette construction de sujet.