Fernando de Amorim
Paris, le 25 novembre 2022
« … le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman… »
Chanson dans le sang
Jacques Prévert
Il faut être prêt, non pas armé comme l’a dit un prof de fac, pour écouter l’horreur. Pour cela, il me semble fondamental que les personnes en première ligne dans l’écoute, le traitement et la répression du déchaînement pulsionnel puissent être à même de supporter et de savoir esquiver la rencontre avec les expressions du Moi fort et des organisations intramoïques.
La psychanalyse, dans sa fonction sociale, est au service des soignants, enseignants, des praticiens en santé mentale ainsi que des parents et des enfants. Surtout de ces derniers quand les parents sont disposés à prendre leur part de responsabilité dans la détresse de leurs enfants.
Dans Le Monde du 24 novembre 2022, les journalistes Solène Cordier et Lorraine de Foucher sont allées à la rencontre des enquêteurs de la brigade de protection des mineurs de Paris.
Quand la policière pose, parmi d’autres questions (si « avec Papa », « il y a des choses » qui « dérangent » et que la petite fille change de conversation – « Tu vois les chaises là, eh bien j’ai les mêmes à la maison » –), il est possible d’entendre dans ce changement de sujet de la part de l’enfant, un indicateur que le Moi ne veut pas s’approcher de ce qui dérange. L’interrogatoire de la policière concerne la police et la justice, l’examen concerne le clinicien habilité à assurer la psychothérapie voire la psychanalyse de l’agresseur car le Moi n’est pas disposé à aller vers ce qui le dérange.
Si la policière, avec tact et respectueusement, s’approche de questions délicates – « j’ai une question indiscrète […] est-ce que quelqu’un touche tes parties intimes ? Tes fesses ? Ta nénette ? » –, le clinicien aussi demande mais sans être frontal car le risque de rupture du transfert avec l’enfant est beaucoup plus important chez le deuxième que chez le premier. En revanche, autorisé par la Loi, le clinicien pourra opérer avec le Moi agresseur sans que ce dernier puisse, pour éviter de reconnaître le bénéfice qui est le sien de dominer l’autre, ainsi que reconnaître la jouissance de ses organisations intramoïques, se dérober de la cure.
Il y a quelques années, un monsieur est venu me rendre visite pour une psychothérapie, il avait deux possibilités : la prison ou se faire soigner. Responsable d’une entreprise multinationale, il a préféré venir en psychothérapie. Il est entré en psychanalyse quelques semaines plus tard, est sorti de psychanalyse quelques années plus tard.
Si la policière opère avec tact, le majeur pervers aussi. Il demande silence au mineur car il sait ce qu’il fait, il ne sait pas pourquoi il le fait, mais cela ne l’intéresse guère. Les organisations intramoïques, avec la complicité du Moi, veulent jouir. Quant au majeur névrosé, il souffre de ses pensées et cherche de l’aide chez le clinicien car le Moi du névrosé craint ses pulsions.
Entre demander le vrai frontalement, comme le font les policiers, et attendre que la parole tombe des lèvres de l’enfant d’un côté et exiger le secret, voire menacer de tuer ses parents si l’enfant ose dévoiler ce qu’il subit de l’autre côté, celui du violeur, mon sentiment est que les adultes arrivent toujours trop tard. Il est important d’être plus réactif. Une telle réactivité exigera que toute la société s’unisse pour protéger l’enfant et protéger celles et ceux qui ont comme métier de dévoiler la jouissance pédophile. Notre société est loin du compte.
Le pervers se met dans la position d’enfant pour justifier la jouissance qu’il tire de manipuler les pulsions de l’enfant car ce dernier est aussi confronté à des pulsions qu’il méconnaît. Quand la petite fille s’exhibe devant un homme (père, beau-père, frère aîné, grand père, oncle, voisin), elle n’attend pas que ce dernier interprète son jeu comme une demande de génitalité mais comme une expression corporelle de ses pulsions sexuelles. Si l’homme est un adulte, il apaisera le Moi de la petite fille en refusant ce jeu et en lui indiquant que cela viendra pour elle le moment venu et avec quelqu’un de son âge ; s’il est un majeur, il jouera le jeu pulsionnel avec l’intention d’accomplir ses propres pulsions d’emprise, sexuelle et agressive sur le corps du mineur. Ici le sexe du majeur compte peu : des femmes et surtout des hommes (96 %) peuvent vouloir jouir, par pulsion d’emprise, de destruction ou sexuelle du corps d’un garçon ou d’une fille.
C’est grâce à la psychanalyse, avec le docteur Françoise Dolto en France, celle-là même dont les méchants aujourd’hui accablent la mémoire sans gêne, que des médecins, services sociaux et policiers ont été éveillés à l’expression du corps, aux dessins et à la parole des enfants souffrant de la brutalité sexuelle des majeurs. Il faut prendre en compte que « 80 % des cas » de violences sexuelles dans l’enfance se déroulent dans la sphère familiale.
Pour dégager toute contamination du discours de l’enfant, les policiers utilisent le test du mensonge : ils demandent au petit « “comment s’appelle mon chat ?” ou si leur pantalon est jaune alors qu’il est bleu. Il s’agit de mesurer le niveau d’induction de la victime, s’il répond que le chat s’appelle “Polo” ou que le pantalon est jaune, au lieu de dire “je ne sais pas” pour le nom du chat, ou bleu pour le pantalon, cela montre que l’enfant est “induit”, c’est-à-dire qu’il fait primer la parole de l’adulte sur la vérité. L’enjeu c’est d’avoir accès à une parole de victime la moins contaminée possible par d’autres récits. »
La responsabilité de l’adulte est de protéger l’enfant et non de l’offrir comme proie. Une telle démarche devient difficile quand, dans tous les secteurs de la société, c’est le discours sociétal qui prévaut.