D’une proposition apparemment anodine à une interprétation possiblement vraie
Fernando de Amorim
Paris, la 13 mai 2022
Dans la supervision de groupe d’hier, Madame F. N., s’exclame : « C’est nouveau ça ! », quand elle m’entend parler de gélification en tant que processus intermédiaire entre la stase et la calcification de la libido.
La stase de la libido concerne une paralysie, comme dans le cas de l’hystérie, où le signifiant est refusé par le Moi à la circulation libre. Le Moi, pour empêcher de se faire dégonfler, barre la libre circulation signifiante, mais pas celle de l’affect. De là l’importance de ne pas laisser le Moi pleurer en silence.
Dans le cas de la calcification de la libido, il est possible de partir de l’hypothèse que la libido se paralyse (stase), elle est ralentie (gélification) et, enfin, se calcifie, formant ainsi une masse tumorale, bénigne ou non. Ce dernier registre sera déterminé par les examens biologiques. Nous sommes ici dans le champ médical.
L’affaire est tellement délicate qu’il me faut justifier point par point. D’abord mon « il est possible de partir de l’hypothèse… » signifie que le désir du psychanalyste, tel l’enfant ignorant, demande au Moi si sa tumeur, la « calcification », puisque c’est le mot utilisé par le Moi d’une patiente, est le fruit de sa haine. Sans plus tarder, il me faut signaler qu’une telle proposition est fruit des années de psychothérapie et le déclenchement d’un cancer après quatre ans de cure de la patiente en question.
J’ai l’habitude de défendre l’idée que le déclenchement d’une maladie organique, d’un symptôme corporel, d’un passage à l’acte, engage la responsabilité du clinicien sur le champ, en d’autres termes je m’interroge sur la responsabilité du clinicien dans l’apparition de tels phénomènes. Il ne s’agit pas de le culpabiliser mais bien d’attirer son attention sur son action clinique (son silence, ses dires, la suspension de la séance). Dans un premier temps, je n’avais pas trouvé où ma conduite pouvait être tenue pour responsable d’un tel déclenchement de cancer, et je me précipite à mettre en évidence ici la dimension d’interprétation du déclenchement du cancer et non le phénomène biologique en tant que tel. Dans un deuxième temps, autorisé par le déclenchement de la maladie, j’ai mis en place la technique de l’écarteur (horizontale et verticale) pour qu’ainsi le matériel refoulé puisse être dit librement (association libre), et que l’être puisse interpréter ce que lui arrive au niveau organique.
Pour cette dame, le résultat a été le suivant : « Je n’étais pas éduquée par mes parents pour aller vers la vie. L’unique personne qui m’aimait et que j’aimais est décédée quand j’avais dix ans, et cela a calcifié ma vie ! ». À ce moment j’ose ma proposition : « Cette calcification s’est-elle matérialisée dans votre sein sous forme de tumeur ? ». Elle dit simplement « Non ! ». La proposition du clinicien gagne le statut d’interprétation si l’être la valide. Sinon c’est une hypothèse que le clinicien doit immédiatement reconnaître sans valeur et la jeter à la poubelle et, dans le même élan, d’inviter la patiente à continuer à associer librement ses pensées.
Si la patiente récupère la proposition dans la poubelle au cours de la même séance ou dans les séances suivantes, c’est que le clinicien a entendu juste mais le Moi n’était pas encore mûr pour l’accueillir.
Le mot gélification vient de la botanique et est assez récent. À la fin du XIXe siècle, il fait référence à la transformation des membranes cellulaires végétales en substance gélatineuse. Le mot est encore plus récent en médecine, quand il est utilisé pour mettre en évidence la transformation en masse d’une suspension colloïdale, comme le lait, formant un système à deux phases séparées.
Quand Lacan fait appel à la « solidification » (Séminaire XI), ou à « gelé » (Conférence sur le symptôme à Genève), il parle de métaphore. Et ses « comme si » et autres « quelque chose », ne m’ont pas convaincu qu’il savait de quoi il parlait. Installé dans la position de celui qui sait, je me suis dit qu’il jaspinait, comme il le dit lui-même deux ou trois fois dans ce texte. De même quand il essaye de répondre à la question de ses élèves sur la bête à cinq pattes qu’est la psychosomatique.
Selon mon interprétation, comme l’être disparaît entre deux signifiants, cela chute, du côté du corps, cette arène où les conflits entre signifiants et libido sont oubliés par le Moi avec la complicité de l’être (Cf. Schéma à coté). En paraphrasant la formule de Lacan, le signifiant de l’Autre non barré représente le Moi, pour un autre signifiant. Toujours paraphrasant la formule de Lacan, le signifiant, de l’Autre barré, représente l’être, et ouvre à ce dernier des perspectives de devenir sujet, s’il tient jusqu’au terme de sa psychanalyse, pour un autre signifiant, celui de constructeur de son existence.
La gélification chez Lacan concerne une étude sur la psychosomatique, la théorie pavlovienne, l’holophrase, l’homme aux loups, la schizophrénie. En d’autres mots, il y a à boire et à manger. Quand j’évoque la gélification, à partir de Lacan, cela va de soi, je fais référence à une limite entre un S1 qui se trouve du côté du psychisme et un S2 qui se trouve du côté du corps (Cf. Schéma à côté). Le Signifiant-maître, le discours de l’inconscient, est séparé du savoir (S2), savoir sur le corps, savoir de l’Autre non barré, savoir sur l’Autre barré, savoir sur l’autre, son semblable. Ce savoir est du champ de l’impossible, de là les inventions des savoirs, ces tentatives propres au Moi, de combler une incapacité structurelle de l’être à lire le Réel. Autrement dit, « si je n’arrive pas à lire [le réel], j’invente imaginairement », ce qui est différent de « si je n’arrive pas à lire [le réel], je construis une lecture symbolique. ».