Docteur Fernando de Amorim
Paris, le 25 avril 2025
À mon patron, le professeur Loïc Guillevin.
À mon ami, le docteur Philippe Saffar.
Des cliniciens, des vrais. Je suis témoin.
Un monsieur, au cours de la même séance, parle de son « manque d’envie de vivre » et, quelques instants plus tard, de son « envie de mourir ». Le manque d’envie de vivre n’équivaut pas à l’envie de mourir. Le premier concerne une indécision à se mettre au travail de la construction de sa subjectivité, voire de sa position de sujet ; le deuxième est engagé dans une voie de destruction. Le lecteur pourrait dire que cet engagement est imaginaire, qu’il ne faut pas le prendre au sérieux, qu’il s’agit d’une plainte. Je ne cours pas ce risque. Je prends son discours très au sérieux. La haine est au rendez-vous dans les deux situations. C’est un fait. Dans les deux situations, le Moi est attaqué de manière énergique, de manière forte, parfois vite, parfois insidieusement par les organisations intramoïques. Les mots en italiques m’ont été soufflés par un excellent article de madame Elisa Doré sur le centre renforcé d’urgences psychiatriques (CRUP), que j’évoquerai plus loin.
Le manque d’envie de vivre ne signe pas l’envie de mourir, mais il s’agit d’une vie de désolation, de plainte, tout en voulant rester en vie. L’envie de mourir indique combien le Moi est envieux de celui qui est déjà mort.
Cela évoque la lamentation du malheureux qui se plaint du travail, de son épouse, de son manque d’argent, bref de sa vie misérable. Il appelle la mort matin, midi et soir. Une nuit, il continue ses lamentations et crie à la mort de mettre un terme à sa vie. La mort enfin répond :
« Tu m’as appelée ? Me voici. Quel est ton souhait ?
Lui : Réveille-moi. »
J’avais utilisé un jour une formule : « Je ne suis pas pressé mais je n’ai pas de temps à perdre ! » En écoutant cela, un monsieur, Jacques‑Alain de son prénom, m’avais posé la question :
« À qui est-ce cette formule ?
À moi, ai-je répondu.
Lui : Je l’achète. »
Un psychanalysant, pris dans la mélasse de son imaginaire, a rendez-vous à 11h40.
Il appelle à 8h du matin.
Il dit : « Vous avez dit un jour que vous n’étiez pas pressé mais vous n’aviez pas de temps à perdre. Eh bien, moi non plus. J’appelle maintenant parce que je ne suis pas pressé mais je n’ai pas de temps à perdre avec ces inhibitions et cette angoisse qui me collent à la peau. »
Ce brave monsieur est dans cette période de sortie de psychanalyse où le psychanalysant jette toutes ses forces dans les dernières brasses afin d’arriver à bon port, l’autre nom de la sortie de psychanalyse.
Il s’accouche à la position de sujet (Cf. Cartographie du RPH – Réseau pour la psychanalyse à l’hôpital – École de psychanalyse, ci-dessous). D’ailleurs, il avait appelé parce qu’il s’était réveillé à 2h du matin « en nage ». Il interprète :
« Je me suis réveillé en nage [en sueur]. Je nage pour sortir de cette mer. Pour sortir de ma mère. J’ai découvert que je fais semblant de ne pas être né. »
Le psychanalyste est le témoin privilégié de la naissance du sujet. Ce n’est pas n’importe quoi comme métier.
Rien à voir avec le discours du docteur Fayçal Mouaffak, chef d’un pôle de psychiatrie de l’hôpital de Ville-Évrard qui, dans Le Figaro du 24 février 2025 présente : « Mme J., 24 ans, en école d’ingénieurs. Elle a griffé son père la nuit, elle avait déjà été hospitalisée pour une bouffée délirante. Elle est discordante et ne sort pas de sa chambre. Il faut poursuivre son hospitalisation. » À la fin de l’article, il dira à propos de l’insertion sociale incertaine des patients : « Prenez l’exemple de Mme J., expose le Dr Mouaffak. Un accompagnement énergique, personnalisé, lui aurait sans doute permis de terminer son cursus d’ingénieur. Elle devra malheureusement se contenter d’un suivi ambulatoire mensuel et, pour toutes ressources d’une allocation adulte handicapé. » Je ne suis pas d’accord avec monsieur le docteur.
Cet accompagnement ne se fait pas uniquement avec des médicaments. Il se fait avec une psychothérapie assurée par un psychanalyste. Nombreux sont les psychotiques qui sont admis à la CPP (Consultation Publique de Psychanalyse) du RPH et qui terminent leurs études, parfois universitaires, qui se marient, deviennent parents, travaillent et qui, donc, mènent une vie tout à fait possible. Parfois avec un suivi médicamenteux, parfois sans, parfois avec une psychothérapie avec psychanalyste longue et sans interruption, parfois avec une psychanalyse longue avec interruptions. Quand il y a des interruptions, j’avais indiqué qu’au contraire de ce qui se passe avec le Moi du névrosé ou du pervers, la cure – psychothérapie ou psychanalyse – du Moi du psychotique avance, mais elle avance par à-coups.
Il ne faut pas s’étonner que le discours misérabiliste de la psychiatrie n’attire pas les jeunes psychiatres. Personne qui ne soit sain d’esprit veut la mort, surtout quand la vie peut être prise dans une logique de construction, l’autre nom de la psychanalyse.
Que le collègue et estimé docteur Mouaffak adresse madame J. à la CPP pour qu’ensemble, elle, lui et l’auteur de ces lignes, dans ce que j’appelle la clinique du partenariat, construisions un désir possible pour cette jeune personne. Le devoir sacré du clinicien est de ne pas laisser s’éteindre le désir. Elle n’a que 24 ans.
Elle devrait se contenter d’un suivi ambulatoire mensuel et, pour toutes ressources, d’une allocation adulte handicapé ? Il n’y a rien de plus horrible que la mort annoncée de l’extension d’un esprit. Elle n’a que 24 ans.
Dans la clinique, il faut oser. Il est prétentieux, dirons les uns en me reprochant le mot ; il est ambitieux, pouah ! dirons ceux qui me détestent ; ce n’est qu’un insolent, dirons les pudiques.
Je suis tout cela, mais sans débordement, bien évidemment. Un clinicien ne doit pas se contenter de l’évidence, il doit prendre des risques, modérés, avec l’accord de la personne concernée. Elle n’a que 24 ans.
Quand Philippe Chaslin, notre maître, à Mouaffak – je suppose – et à moi-même, écrit que la discordance était associée à un orchestre sans chef, il s’agissait d’une perspective descriptive. Il n’avait pas accès aux psychotropes ni à la psychothérapie avec un psychanalyste, psychothérapie qui trouve sa cohérence chez les aliénistes européens en général, français en particulier, et surtout chez Freud et Lacan. Elle n’a que 24 ans.
Un clinicien, psychiatre ou psychanalyste, ne baisse pas les bras. Il rame. Jusqu’à qu’elle arrive à son bon port. Elle n’a que…
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