Fernando de Amorim
Paris, le 5 janvier 2025
« Finis ton assiette » : cette injonction indique toute la tyrannie, au nom du Bien, de l’amour du Moi du majeur guidé par ses organisations intramoïques, envers l’être humain enfant.
Il ne faut pas se contenter d’interpréter l’ordre comme un « termine ce qui reste dans ton assiette ». « Finis ton assiette » signifie « mange le reste », c’est-à-dire ce que l’enfant ne veut plus car son organisme donne des indications qu’il est rassasié, qu’il a ingéré ce qui est nécessaire pour sa vie biologique. Le reste est ce qui est inutile, impropre à la satisfaction alimentaire. Manger le reste, symboliquement parlant, dégrade la relation que le Moi a de la nourriture et d’autrui, le tyran domestique qui le gave. Que le lecteur pense à l’expression : « Il me gave ! » ou « Elle me gave ! ». Enfin, « finis ton assiette » signifie aussi manger le reste, la merde… et l’assiette.
Quand le Moi ne sait pas ou ne peut pas dire à autrui que ce dernier projette sur le Moi – ici, l’enfant –, sa pulsion agressive, l’agressivité du Moi à se faire gaver se détourne, comme un divertissement, vers le corps, car le corps n’est pas le Moi. Le corps, c’est ce locus où le Moi se débarrasse de ses déchets. L’expression « sac à merde » est la manière dont le Moi traite autrui, mais aussi dont le Moi traite le corps qui l’abrite.
Les psychologues, les psychiatres, les philosophes ont étudié les problèmes liés à l’alimentation, à la nourriture, au comportement alimentaire, à l’usage des drogues.
Pascal écrit : « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passion, sans affaire, sans divertissement, sans application. »[1]
Voici mon interprétation : l’insupportable c’est le rien, expérience qu’il a vécue dès son entrée dans ce monde. L’insupportable à l’homme, c’est la perspective d’être, tout simplement. S’il est, le Moi n’aura plus la responsabilité d’être le timonier du quotidien. Le plein repos, après un repas ; la passion, l’amour, la haine, la tristesse, l’ignorance ; les plaintes liées au « trop de travail », le « pas de travail », le « patron coriace », l’« employé irresponsable », les « peines de cœur » ; l’« absence de vacances », la fête toute la nuit, prolongée par un « after » ; la morosité dans le travail, dans l’amour, dans l’éducation des enfants. Ce sont, tous sans exception, des stratégies du Moi. Je cite encore Pascal : « Les hommes [j’interprète « homme » ici comme étant le Moi] n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser. »[2] Le Moi ne pense pas car, par structure, il est aliéné. Et cette instance d’aliénation est le conducteur du train des humains au quotidien.
Ces stratégies, propre à l’éducation du Moi de l’enfant par le Moi de l’homme, indiquent l’absence de maturité de l’humain pour l’apaisement, pour l’éducation des générations à venir, pour la démocratie.
L’homme ici, c’est le Moi ; j’insiste, car l’être n’est pas encore. L’être disparaît dans la caverne de Platon, sous les jupes du Moi, dès que ce dernier s’engage à mener le bateau au quotidien.
La psychanalyse propose à l’être de devenir sujet. Cette proposition engage, à la sortie de psychanalyse, à ce que le sujet construise sa responsabilité de conduire aussi sa destinée. Le « aussi » dans cette formule indique que le sujet n’exclut pas le Moi, le Ça, le Surmoi, le corps, l’organisme, le Réel, son semblable. Il est impossible de parler de santé mentale, de santé tout court, si l’être n’est pas dans la position de sujet.
[1] Pascal, B. « Ennui », in Pensées.
[2] Pascal, B. « Divertissement », in Pensées.
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