il est ainsi : l’avortement au nom de la fracture
Fernando de Amorim
Paris, le 20 février 2023
Régulièrement les avocats demandaient les preuves que les patients sont bien venus en consultation chez le psychanalyste pour appuyer leurs demandes d’aménagement de peine, voire pour éviter la prison (coquins !). Puis, est venu le tour des juges de demander des preuves que le bandit est bien venu en psychothérapie (innocents !). Maintenant ce sont les parents qui veulent des papiers, en l’occurrence « une facture » selon leurs dires, afin d’être remboursés des dépenses qu’ils ont effectuées pour soigner leurs enfants ou eux-mêmes (avares !).
Ainsi va la Cité.
Cette avarice ne concerne pas le clinicien qui n’est pas à court, dans le cadre de la CPP, Consultation Publique de Psychanalyse, de 15 balles et qui peut, sans aucun problème, faire une facture. Le clinicien n’est pas en délicatesse avec la justice : il déclare ses revenus, est inscrit dans une École de psychanalyse et auprès d’une institution officielle, l’ARS, il est connu du ministère de la Santé, diplômé de l’Université, ayant un titre de Docteur ou en doctorat. En un mot, il est quelqu’un habilité à assurer avec compétence des psychothérapies et des psychanalyses. Le problème, je le répète, n’est pas de délivrer une facture, mais de répondre à la demande plaintive de l’être et de la soumission du Moi à ses organisations intramoïques. C’est ici que se loge le cœur de l’affaire : il ne s’agit pas d’une question marchande ou de volonté de ne pas respecter la loi mais du champ du désir qui est bafoué par tous les acteurs de cette mascarade.
Cette loi est petite, minable, minuscule comme ses auteurs, puisqu’ils ne visent pas à tirer les êtres vers le haut, mais à les conforter dans leur misère existentielle. J’avais créé une consultation pour que les pauvres quittent leur place de pauvre. C’est une réussite. À aucun moment le politicien n’a voulu connaître les clés de ce succès. Et cela depuis 40 ans qu’existe la CPP.
Quand des députés s’accrochent à leur fauteuil, quand les manifestants cassent le mobilier urbain – cela s’appelle une destruction du bien commun –, il n’est plus question de maintien du lien social mais du gonflement du discours sociétal. Ici, toute la société est perdante.
Que quelqu’un achète des patates et demande des factures, cela va de soi, mais demander des factures pour parler sa détresse, sa haine, sa solitude confine au mélange de genre validé par la loi indigne car la facture annule la responsabilité qu’a l’être de porter ce qui est en lui pour ensuite décider de ce qu’il fera avec. Toute cette opération de castration qui amène vers la subjectivation est avortée par la facture, laquelle est validée par la loi. La parole ici est rabaissée au niveau de l’achat d’un sèche-linge et de la preuve, en forme de facture, donnant droit à retour sur investissement. En psychothérapie, le retour de l’investissement vient avec la perte symbolique ; en sortie de psychanalyse avec la reconnaissance du rien et la construction à partir du manque.
Je connaissais depuis fort longtemps les manœuvres d’avortement dont le Moi est capable – je viens de vivre une jolie expérience de cette nature récemment –, la différence est que, désormais, il existe une loi naine qui valide la demande du Moi, « selon la loi » comme s’est empresser de l’énoncer le médiateur à la clinicienne. Je serais plus explicite bientôt.
Au fil des années, le niveau de pauvreté éthique envers le désir a pris une proportion telle que j’avais recommandé aux cliniciens du RPH, Réseau pour la Psychanalyse à l’Hôpital, de répondre défavorablement à une telle demande de facture, sollicitation qui signifie aussi demande d’abrutissement propre à l’être accouplé à son Moi, demande du Moi qui vise surtout à ne rien perdre, demande qui a l’intention de ne pas offrir à l’autre – à son enfant, à soi-même –, une parole qui sera uniquement du Symbolique, expression d’une mort de la chose dite car si l’être parle, le désir prendra vie. Il faut donc tout d’abord donner corps à la parole pour que, une fois qu’elle a été entendue par l’être, après avoir reconnu la corporéité de cette parole, il, l’être, pourra laisser mourir l’objet, la parole bien dite. La facture tue cette opération clinique.
Le discours sociétal appuie la volonté du Moi de ne pas se séparer de l’objet. La facture, le remboursement représentent cette relation d’inséparabilité du Moi avec l’objet qui connaît son climax aujourd’hui dans la relation que la médecine a instituée avec la maladie et la jouissance du Moi du malade et qui met en péril, concrètement, notre système de santé, la santé de ses serviteurs. La médecine, pratique organique par excellence, ne prend pas en compte les données de la clinique psychanalytique, à savoir que le Moi corporel jouit et ne veut pas se détacher de son objet de jouissance. Il, le Moi, ne veut rien perdre. Et pour cela, il fait appel à des médiateurs telle l’ARS.
La Loi, je connais, c’est la petite loi, celle de la jouissance, du profit à tout bout de champ que je ne cautionne pas. Mais parce que c’est la loi, je lui obéis.
Pour être plus explicite : une clinicienne m’informe qu’après avoir refusé de donner une facture pour des séances de psychothérapie à une personne, cette dernière était allée se plaindre à un médiateur. Ce dernier fait les démarches et arrive jusqu’à l’ARS qui affirme que la clinicienne a le devoir de donner des factures.
L’injonction de l’ARS, autorisée par la loi, est la goutte qui fait déborder ce vase de la
médiocrité, et qui pousse la société tout entière vers le discours sociétal.
Ainsi, pour ne pas faire perdre de temps à la clinicienne – elle ne se bat pas pour des factures mais pour que l’être supporte la castration symbolique – je lui propose, comme à tous les membres de l’École, de faire de factures, mais avec l’intitulé « Fracture ».
La fracture est là, et l’intention est de transformer un service de santé, le discours social en affaire de pognon.
Quand j’avais créé la CPP, c’était pour donner un coup de main – dans la tradition médicale d’Hippocrate, de Freud et de Lacan – aux compatriotes en difficultés financières. Quelques-uns, épaulés par la loi, petite loi issue de petits esprits, veulent leur retour sur investissement, mais sous forme de flouze, et non de castration.
ita sit !