Fernando de Amorim
Paris, le 21 février 2025
Tous les êtres ne parlent pas la langue. Ce sont les nourrissons qui, en arrivant dans le monde, ne sont pas mûrs physiologiquement pour exprimer ce qu’ils vivent au quotidien. L’Autre barré est là, mais l’être ne sait pas comment en faire usage.
Il y a des êtres qui ne la parlent pas, la langue. Ils ont la maturité physiologique, mais ils n’admettent pas d’entrer dans l’Autre et d’y être entrés par les signifiants de l’Autre barré, pour enfin être parmi leurs semblables humains.
Être psychanalyste, c’est être castré et c’est être dans cette castration au quotidien de sa biologie, ce qui se nomme « vie », et de sa relation à autrui, ce qui se nomme « société ». Cela devient très difficile quand l’être n’est pas avec son appareil psychique. Il faut entendre par là être avec son Moi, son Ça, son Surmoi, ses organisations intramoïques, sa libido et dans la construction de son désir.
L’immense majorité des êtres humains ne sont pas en contact avec leur cœur, leur faim, leur désir sexuel, avec l’amour exigé pour construire avec autrui. Certes, il n’y a pas de rapport sexuel1, mais c’est ballot de se refuser au rapport, même s’il est structurellement impossible.
Si j’avais mis en évidence le psychanalyste comme référence pour le commun des mortels, c’est parce que le psychanalyste, comme je l’envisage en suivant les indications de Freud, occupe la position de psychanalysant le temps que dure son exercice clinique. C’est quand il n’aura plus le désir d’écouter l’organisme, le corps, la pensée, les rêves, le discours dits librement – ou de manière claudicante – par autrui qu’il pourra quitter la position de psychanalysant.
En quittant la position de psychanalysant, celui qui était psychanalyste devient analyste, psy, conseiller anodin d’un monde intrapsychique qu’il méconnaît. Un escroc, en somme. La psychanalyse n’est pas une escroquerie. L’escroquerie se situe du côté de celui qui s’approprie le désir d’autrui – celui du psychanalysant, en l’occurrence – par des moyens frauduleux, à savoir des interprétations imaginaires et silences ignorants car faussement savants, parce qu’il n’a pas le courage de castrer et de construire le sien.
Quelques praticiens, des analystes, des psys, pensent qu’ils peuvent se passer de cette position éthique qui est celle de psychanalysant quand leur désir est de devenir, d’être et de continuer à occuper la position de psychanalyste. Ils savent qu’il est très compliqué d’écouter sans avoir des moments de rencontre avec leur propre désir en construction. Oui, le désir humain est continuellement en construction, jusqu’à ce que la biologie, dans ce qu’elle a de plus Réel, mette un terme, pour l’être, à son registre Symbolique et Imaginaire. L’autre nom de la fin de la vie.
Parler la langue française est différent de la parler, la langue française.
N’importe qui parle français, à condition de l’avoir appris à l’école ou avec ses parents. La parler, la langue française, c’est passer par l’Autre barré pour être dit et non pour dire.
Ce registre de l’être dans son rapport au Symbolique et à l’Imaginaire concerne n’importe quelle langue, en l’occurrence ma langue maternelle, la française. Le « maternelle » ici concerne le rapport de l’être à l’Autre barré et non la relation de l’être et de son Moi à sa génitrice, à sa maman, à son environnement social, à son lieu de naissance géographique.
Une chose est de dire, une autre est d’être dit. Être dit produit l’agencement des signifiants propres à une poésie, à un lapsus, à un mot d’esprit. C’est un moment de grâce où l’être apprend ce qu’il est. Non par ce que l’Autre non barré dit, ce qui est la voie propre au Moi, mais par ce que l’être construit à partir de l’Autre barré.
Quand l’être a affaire à l’Autre barré, le discours de ce dernier lui tombe dessus sans qu’il sache d’où il vient. En revanche, le sourire de l’être, son étonnement, son « je me suis trouvé » – ma version du εὕρηκα d’Archimède – sont l’accusé de réception qu’il construit sa subjectivité. À la sortie de ce voyage dans des eaux jamais sillonnées, l’être sera sanctionné de la position de sujet.
Position de sujet n’est pas place de sujet. Ici, aucune garantie, aucune certitude. Sauf celle de construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée.
- Lacan, J. (1966‑67). Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme, Paris, Seuil, 2023, p. 260. ↩︎