Fernando de Amorim
Paris, le 7 février 2024
Pour E. de A et A. T.
L’enfer est rempli de bonnes intentions. Non que l’idée de supprimer le terme “schizophrénie” – puisqu’il est un mot stigmatisant et aussi un diagnostic discuté, comme il est écrit dans une tribune du journal Le Monde du 7 février 2024 – soit en soi contestable, mais elle ne touche pas le cœur de l’affaire.
Le mot “schizophrénie” n’est pas péjoratif, puisque les mots “nègre”, “pédé”, “pute” ne le sont pas non plus. Le péjoratif se trouve dans l’intention de celui qui l’exprime, avec la haine qui vient avec. Cliniquement et dans la même logique pipi de chat, quelques bonnes consciences ont voulu se débarrasser de l’expression “psychose maniaco-dépressive” pour installer le mot “bipolaire”. Pourtant, le malade, ses proches et le clinicien sont toujours confrontés aux mêmes intensité, rythme et alternance d’humeur – agitation maniaque et dépression (sorte de rumination mentale), voire mélancolie – parfois ravageurs.
J’utilise le mot “malade” quand les esprits élevés veulent le mot “usager”. Les bien-pensants ne sont pas confrontés à une crise maniaque ou à un état dépressif, comme l’avait indiqué celui qui a nommé cette structure psychique, Kraepelin en l’occurrence. Un malade est à l’hôpital, un patient en consultation externe sur le fauteuil, un psychanalysant sur le divan. Il faut reconnaître sa position pour savoir de quelle place on parle.
L’être souffrant d’hallucinations est malade, il ne fait usage de rien de productif. Il faut l’aider concrètement et non pas baragouiner un nouveau nom pour parler d’un même problème, juste parce que c’est plus acceptable par la logique sociétale. Oui, le discours sociétal a une logique, que mon maître Aristote me pardonne ! C’est la logique du Moi, ignorant et aliéné.
Élève de Freud et de Lacan, je reçois l’hystérique ainsi que le psychotique avec respect et bienveillance, comme l’avaient enseigné aux cliniciens, Jean-Baptiste Pussin, Philippe Pinel et Jean-Étienne Esquirol. C’est dans la tradition clinique française de transformer le malade. Pussin, atteint d’écrouelles et jugé incurable, devient soignant. Offrir à l’être de changer son rapport au Réel est la visée d’une psychanalyse.
Le mot “schizophrénie” sert comme soleil ou comme étoile pour orienter le clinicien dans la conduite de la cure – psychothérapie, parfois psychanalyse – du Moi schizophrène. Ce n’est pas un problème d’être de structure psychotique ou de porter un diagnostic spécifique – selon la proposition du docteur Lucille Mihoubi – de schizophrénie, le problème est que l’être souffre de symptômes schizophrènes. Ainsi, ce qui importe c’est de soigner la souffrance de l’être et non la structure – névrose, psychose, perversion – par laquelle il lit le monde. Je peux élargir cette logique clinique au masochisme, à la psychose maniaco-dépressive ou à la névrose obsessionnelle.
Il faut mettre en évidence que des chercheurs de très haut niveau, Eugen Bleuler pour la schizophrénie, Emil Kraepelin pour la psychose maniaco-dépressive, Sigmund Freud pour la névrose obsessionnelle, ont observé et reconnu les symptômes et la structure de ces souffrances humaines.
Qui aujourd’hui aurait dévoilé une nouvelle entité clinique ? Cependant, ce que je constate c’est que, sans produire un savoir nouveau apportant ainsi une avancée à la clinique psychique, la foule s’agglutine pour détruire ce que, de toute évidence, quelques-uns ne savent pas manier.
La schizophrénie n’est pas un trouble, mot approprié à des éléments chimiques, c’est une souffrance épouvantable pour celui qui la vit et pour ceux qui le fréquentent. Il ne faut pas traiter le schizophrène comme un être sans défense, comme un malade, un handicapé, mais comme un être capable, un jour, d’occuper la position de sujet. Tel est le désir du psychanalyste. Pour cela, il faut préparer le Moi schizophrène au monde, en prenant en compte sa manière et ses moyens. Au sein du RPH, plusieurs cliniciens reçoivent des psychotiques en général, des schizophrènes en particulier, puisque telle est la visée de la tribune dans le journal cité ci-dessus. Les changements dans le quotidien de ces patients sont favorables à la poursuite de la psychothérapie avec psychanalyste, sans oublier la participation du psychiatre. Cette stratégie, je l’avais nommée “clinique du partenariat”.
La tribune propose de changer de vocabulaire. Mais elle ne touche pas un mot des causes du déclenchement de la maladie, pas un mot sur la tyrannie domestique, l’injonction de la barbarie religieuse, le sacrifice du désir juvénile, l’interdiction au plaisir d’être. Tous se cachent derrière le calamiteux « c’est génétique », ainsi, personne – les parents et le patient lui-même – n’est responsable.
Dans ce nouveau monde, cette mesurette suit la logique qui consiste à ce que tout le monde ait un avis sur tout. Suis-je en train de me plaindre ? Non, car de toute évidence l’avis vaut diagnostic. Les auteurs de la tribune évoquent la fiabilité et la validité scientifique du terme “schizophrénie”. Il faut leur rappeler que ce mot désigne le résultat d’une recherche et d’un usage encore utile aujourd’hui pour le clinicien. Or il est désormais de notoriété publique que, depuis des décennies, c’est le DSM qui forme les psychiatres, que ce sont les techniques de dressage, version TCC, qui dressent les psychologues. Sans appui clinique solide, comme celui de la clinique psychanalytique française, que peuvent-ils faire d’autre sinon se tirer des balles dans le pied ?
Solidement utilisé, le diagnostic est utile au clinicien. Mais ce diagnostic ne doit pas être utilisé comme argument pour le Moi irresponsable, pour l’administration paresseuse, pour le praticien incompétent. Quand les premiers navigateurs ont osé prendre le large, ils regardaient le Soleil, ils s’orientaient en suivant les étoiles. Le diagnostic est l’étoile du clinicien, il n’est pas le port d’arrivée. Les associations libres sont le compas de route du clinicien. Ce sont les associations libres qui guident le clinicien et non pas un changement de nom supposé non offensant pour Pierre, Paul, Jacques. Transformer un diagnostic en insulte est insultant, discriminer quelqu’un parce qu’il est schizophrène, noir ou homosexuel est l’expression de la haine et de l’ignorance de celui qui accable son compatriote humain. Je suis mille fois d’accord pour le respect de l’être, pas pour un changement de nom par vote. Le vote, acquisition du droit de l’être libre, est devenu une arme du Moi et de sa populace. Quand le discours sociétal s’emploie à déboulonner des statues, à changer la langue et le nom du diagnostic, c’est parce que la médiocrité n’est plus à vos portes, elle dîne déjà à votre table. Il ne faut pas s’étonner qu’elle tartit tout en mangeant.
L’être ne se reconnaît pas dans le diagnostic, comme écrit la tribune, parce que le diagnostic n’est pas l’être. C’est ici que se trouve la porte d’entrée pour une clinique du sujet.
Si la tribune demande à la psychiatrie française de prendre ses responsabilités, ce que j’appuie sans ciller, il faut – c’est impératif – pour le psychiatre quitter la position de gardien, voire de geôlier, qu’il construise sa dignité clinique en revenant à une collaboration avec les psychanalystes : qu’il instaure la présentation clinique, qu’il accueille des étudiants au sein de l’hôpital et que ces derniers puissent continuer à recevoir les patients dans les locaux publics administratifs libres après 17h00 comme les mairies, les casernes et tant d’autres bâtiments publics.
Appeler à un débat inclusif, comme le veut la tribune, dévoile la pointe d’idéologie que couve une bonne idée.
La tribune veut supprimer le terme schizophrénie ? Pourquoi ne pas vouloir d’abord supprimer la volonté du Moi des majeurs de faire des enfants et de les abandonner dès que ces derniers montrent leur humanité.
Cependant, quand la structure psychotique est déjà établie, la tribune veut-elle toujours supprimer le terme “schizophrénie” ? Au lieu de s’en prendre à l’habit symbolique, le mot, il vaut mieux ne pas laisser les schizophrènes à l’asile, entre pisse et merde, dans une pièce sans vie avec une téléviseur allumé comme preuve ultime d’activité. Je propose de ne pas les abandonner à l’hôpital ; construisez des CPP pour l’armada de praticiens ayant un diplôme de psychologue pour qu’ils puissent se former vraiment à la psychanalyse et devenir des cliniciens dignes de ce signifiant remontant à l’époque hippocratique ; payez les étudiants avec la moitié de l’argent qu’ils recevront dans les consultations publiques de psychanalyse pour qu’ils puissent avoir de quoi manger pendant leurs études. Ces propositions ont été faites aux présidents de la République, Premiers ministres et ministres de la Santé de notre pays depuis 1991. Une missive a été adressée à notre Premier ministre dès sa nomination.
Ces mesures existent déjà, à échelle du désir de quelques-uns, et sont portées par les membres cliniciens du RPH dont la majorité n’a pas 30 ans et où ceux plus âgés sont pour la plupart docteurs ou doctorants ; ils gagnent correctement leur vie, payent des impôts et honorent un enseignement séculaire.