Fernando de Amorim
Paris, le 23 octobre 2022
Dans un article publié dans Le Figaro, le 23 octobre 2022, la journaliste Aurore Aimelet pose la question suivante : « Le complexe d’Œdipe existe-il vraiment ? »
Ma réponse est simple : oui, il existe. Et il est vrai aussi que quelques-uns utilisent ce concept fondamental de la psychanalyse sans savoir véritablement le manier. Mais pouvons-nous dire que nous comprenons les limites, la profondeur, de la mer de Béring ? Pour le rendre accessible aux vulgaires et opérationnel aux cliniciens, j’avais proposé de parler de la mer d’Œdipe, c’est-à-dire un moment dans la conduite de la cure d’une psychanalyse où l’être rentre dans un locus où il n’y a pas une limite bien établie comme si un topographe voulait mesurer la distance entre Paris et Bordeaux. D’où l’importance de transposer la clinique psychanalytique, sa théorie et ses techniques au monde aquatique. En l’appelant mer d’Œdipe, j’ai voulu signaler que, dans ce registre-là, dans cette délimitation-là, il est possible de rencontrer des poissons spécifiques que nous appelons fantasmes fondamentaux. Nous ne trouvons pas les fantasmes fondamentaux quand quelqu’un est dans la position de malade ou de patient ou quand il a déjà traversé la mer d’Œdipe et qu’il est en train d’arriver à bon port, voire à un bon mouillage.
Le fait même que le complexe d’Œdipe ne fasse pas l’unanimité ressort de ce que les professionnels de santé mentale ne connaissent pas pour de vrai la psychanalyse. S’ils la connaissaient vraiment, ils ne seraient pas dans une position ambiguë : il y a des psychologues qui se disent aussi analystes, des psychiatres qui sont, moyennant le truchement du tiret, psychanalystes (les « psychiatre-psychanalystes »), il y a des gens qui sont sensibles à Freud et d’autres qui sont d’orientation lacanienne. Ce foutoir épistémologique signale un arrangement propre au Moi de ces professionnels de santé mentale. Pour être professionnel de santé mentale, il est fondamental d’avoir fait une psychanalyse personnelle et de continuer cette psychanalyse pour savoir repérer quand le psychanalysant entre dans la mer d’Œdipe et quand il en sort. Le lecteur remarquera que je parle comme si j’étais sur un bateau. D’ailleurs la psychanalyse, je la représente comme un bateau. Dans un bateau, on monte à bord et, normalement, on en descend tout aussi. On descend quand on arrive à bon port. Parfois, on trouve un bon mouillage comme je viens de l’évoquer et c’est déjà pas mal.
Les gens qui abandonnent une psychanalyse sont des gens qui sautent du bateau en plein milieu de l’océan, ce qui n’est pas du tout conseillé. Quand on dit, vulgairement, que quelqu’un doit faire son Œdipe, on ne sait pas de quoi on parle. Faire son Œdipe, c’est simplement demander à traverser cette mer d’Œdipe et mener sa vie en tant que sujet barré, ce qui advient à la sortie de sa psychanalyse. Un enfant qui est dans les jupes de sa mère est un enfant qui n’a pas réglé son Œdipe. Qu’est-ce que ça veut dire « régler son Œdipe ? » Ça veut dire simplement être dans une voie d’autonomie. Un enfant qui, au contraire d’aller en consultation chez le psychanalyste, préfère engager sa libido à aller jouer avec ses camarades, à partir en vacances et à ne pas rester collé à sa maman, ne présente pas de souffrance œdipienne. Quand une femme trouve un compagnon qui à l’âge de son père, si cette relation lui plaît et ne la fait pas souffrir, on ne va pas chercher des poux dans sa tête au nom de la psychanalyse. Laissons cela aux donneurs de leçons. D’ailleurs, quelques psychiatres et psychologues font cela très bien, malheureusement ils le font au nom de la psychanalyse. C’est ce que j’appelle, pour la boutade, l’exercice illégal de la psychanalyse. Ils se reconnaitront.
L’évocation du Sphinx où l’Œdipe tue son père et épouse sa mère dans l’ignorance qu’il s’agissait de ses géniteurs, soulève, ici, une question fondamentale qui est celle d’être père ou d’être géniteur, d’être mère ou d’être génitrice. La psychanalyse met en évidence la dimension symbolique de l’être. En d’autres termes il faut qu’il se débrouille avec sa condition d’être parlant, comme l’a si bien dit Jacques Lacan. Pour comprendre le complexe d’Œdipe, il faut vivre l’Œdipe dans sa chair et ça se vit sur le divan. Le reste ce sont des bavardages de bistrot ou de magazine. Évoquer, comme le fait un membre de la Société Psychanalytique de Paris, le moment où l’enfant autour des 4-5 ans éprouve des sentiments ambivalents à l’égard de ses parents, c’est réduire la psychanalyse à une lecture figée, c’est-à-dire faire d’elle une psychologie. En lisant l’article, tout de suite m’est venu à l’esprit cette explication donnée par Saint-Augustin du regard plein d’affectation d’un nourrisson, en voyant son frère de lait téter le sein de sa nourrice.
Nous pouvons déjà dans cette scène augustinienne observer la relation œdipienne où le désir, la jalousie, l’envie, l’amour, la possession de l’autre sont au rendez-vous. D’ailleurs, ça n’a pas échappé à des cliniciennes de talent, telles Mélanie Klein en Angleterre et Rosine Lefort et Françoise Dolto en France. Limiter à 4-5 ans le complexe d’Œdipe, est une vision figée digne de la Société Psychanalytique de Paris et du discours poussiéreux de l’IPA. Les toiles d’araignées d’un tel discours, Lacan a tenté de les balayer. Il a échoué. Cela ne signifie pas qu’il faille fermer le placard, même si dans ce placard l’esprit psychanalytique n’y est plus.
J’avais reçu une jeune de huit mois dans un service de neurologie atteinte d’un diagnostic de méningite bactérienne. Son médecin avait signalé à sa mère que la fillette allait mourir dans un mois ou, si elle passait cette période, elle resterait hémiplégique. Jeune clinicien, ayant dans mon bagage clinique Dolto et Lacan, j’ai écouté les parents devant la fillette ; un mois après, elle sort du service de neurologie et le même médecin avait dit qu’il était recommandé que la fillette continue sa psychothérapie. Nous continuons donc la psychothérapie chez elle et, quelques semaines après, au moment d’une séance, la mère raconte qu’elle se lève tous les matins du lit conjugal pour aller faire le petit-déjeuner pour son époux et va réveiller la fille pour l’installer à sa place auprès de son époux. En écoutant cela, la fillette se lève et hurle comme une damnée en regardant sa mère. Une fois que la fille s’est arrêtée de hurler, elle s’est réinstallée dans son berceau et a dormi paisiblement. Je me présente le lendemain et le père vient m’accueillir pour la première fois en disant que « C’était bon », voulant dire que ce n’était plus nécessaire que je vienne. L’introduction du père dans la relation entre cette petite fille et la mère a marqué une traversée fondamentale pour cet enfant, pour cette mère et pour ce père. La mer d’Œdipe ce n’est pas une crise mais une traversée fondamentale pour les êtres parlants. Ceux qui ne la traversent pas effectivement, restent, tels des naufragées au milieu de l’océan psychique, que Freud avait appelé inconscient, sans savoir quelle direction donner à leur vie.
Je ne partage pas cette idée que c’est le bébé qui doit former une unité avec sa mère. Dès sa naissance, le bébé est seul et nier ce point-là, cette solitude structurelle propre à chacun, amène à ce que nous voyons aujourd’hui, à savoir des êtres mous, aliénés dans leurs rapports avec leurs vies et avec le monde. Un nourrisson doit dès le départ apprendre à s’autonomiser. De quelle manière ? Par la parole des adultes autonomes. Or, nous savons que nous n’avons pas beaucoup d’adultes dans notre monde, mais nous avons beaucoup de majeurs, beaucoup d’irresponsables, de gens qui mettent des enfants au monde pour un comblement narcissique et non par le désir de donner à un être la possibilité de grandir sous leur responsabilité. Ainsi il est impossible de parler de Symbolique quand on parle en même temps d’une « unité avec sa mère », une unité avec sa mère c’est le point, le climax de l’aliénation.