Fernando de Amorim
Paris, le 13 octobre 2024
L’accouchement représente la mort de l’enfant en tant qu’objet, voire en tant que chose, pour l’être de la mère. Cela devrait être ainsi, à savoir que le Moi ne puisse pas penser que cet être nouveau est sa continuation, qu’ils seront liés par un cordon imaginaire à tout jamais.
Quelques psys proposent une version plus édulcorée de cette opération. Ils évoquent une séparation pour la mère d’avec son enfant. C’est une manière de faire un compromis, ménager la chèvre et le chou en quelque sorte, entre le Moi aliéné du majeur et l’être naissant.
Cette stratégie accouche d’un Moi minable et non d’un être pour lequel est envisagé un avenir, un bel avenir car riche en construction. Ce Moi minable est ce qui caractérise l’immense population humaine. L’intention du Moi n’est pas de mettre le désir au centre du village. Cela est su. Le clinicien se doit d’inviter le vil à participer de la séance. C’est en mettant en évidence pour lui-même ce qu’il a de plus odieux et lâche que l’être pourra construire une civilité. Hors de ce registre, c’est la barbarie du Moi cerbère de ses organisations intramoïques.
Dès la naissance du nourrisson, l’adulte censé l’entourer (médecin, sage-femme, parent) devrait le traiter en sujet. Depuis la nuit des temps, le nourrisson est mis à la place d’objet, voire à la place de chose, du désir des organisations intramoïques du Moi des géniteurs.
L’adjectif possessif « son » devrait être pour chaque parent une règle équivalente au Memento mori récité par l’esclave à l’oreille du général vainqueur : « Ce n’est pas ton enfant, ce n’est pas ton enfant, ce n’est pas ton enfant, ce n’est pas ton enfant… »
Le Moi des parents fait des enfants pour se combler, pour se rectifier, pour se venger de son histoire vécue.
La psychanalyse propose que ce cercle infernal prenne fin, que le règlement de comptes du Moi avec ses parents se fasse sur le divan et non sur le dos de l’être naissant.
Quand cette logique de refaire l’histoire sur le dos du nourrisson n’est pas dénouée, défaite, coupée symboliquement, le clinicien constate l’apparition des symptômes qui, a priori, n’ont strictement rien à voir avec le complexe d’Œdipe, à savoir plaintes d’alcoolisme, d’usage de drogues, couples malheureux mais ensemble, sous ce même toit de misère affective et sous le regard attentif de l’enfant. Que le lecteur se détrompe : ça sent le complexe d’Œdipe non symbolisé à plein nez. Parfois le nez est utilisé pour poudrer le malheur. Le symptôme, la maladie ont toujours une fonction divertissante, dans le sens de Pascal, c’est-à-dire : « circulez, y’a rien à voir. » Justement, il y a. Il y a à dire.
Les thérapies de couple, les thérapies familiales qui sont proposées quand un parent ou les deux remarquent que quelque chose cloche avec cet enfant – j’avais entendu cette formule hier – sont insuffisantes quand la souffrance a déjà pris un tournant important.
Pour éviter de payer en fonction de ses moyens, principe de la Consultation Publique de Psychanalyse (CPP) du RPH – École de psychanalyse, une mère emmène son fils, apprenti bandit, vers un CMP de la banlieue parisienne. L’expérience est décevante.
Puis elle vient avec lui à ma consultation. En regardant les infos, son fils âgé de quinze ans apprend qu’un mineur de quatorze ans a tué quelqu’un à Marseille. Il évoque la possibilité de faire partie d’un gang « du type DZ Mafia ! », selon ses mots.
Il est vrai que la mafia ne rend pas service aux gens. C’est même une sorte de désaide pour devenir sujet, car pour devenir adulte, voire sujet, il est nécessaire d’avoir le projet de construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée et non pas de s’engager dans la voie du crime.
Enfant malheureux, le fils en question fait ce qui est en son pouvoir pour emmerder sa mère, unique appui qu’il a dans le monde pour devenir un futur homme bon.
Le rendez-vous au CMP est pris en même temps que chez moi. Au CMP, les séances sont très espacées ; dans ma consultation, il est invité à venir quotidiennement.
Quelques séances plus tard, il se demande s’il est nécessaire de venir autant. Je lui rappelle qu’il n’est pas obligé, qu’il peut abandonner sa psychothérapie, comme il l’avait fait avec son collège. Du haut de ses quinze ans, il me dit qu’il est allé voir le mot désaide dans le « dico ».
La raison de sa curiosité, dit-il, c’est la manière traînante dont j’avais prononcé le mot. Il m’imite : dés… aide !
Il y a pour les affreux jojos, ceux qui sont apparemment perdus pour le monde civilisé, parfois, une étincelle qui peut ouvrir la voie pour la construction de leur propre désir.
Le CMP le traite en handicapé, l’infantilise, le déresponsabilise, selon ses dires. Dans ma consultation, c’est tout le contraire. Il est en retard ? Il paye la séance manquée. Il ne paye pas le transport en commun ? J’affirme mon désaccord en lui signalant que je ne cautionne pas ce genre de comportement et que, s’il veut faire le marginal, je peux lui donner les coordonnés de quelqu’un d’autre. En d’autres termes, le CMP a atteint ses limites.
Sa mère est une brave dame qui travaille dur pour éduquer ce fils abandonné par les majeurs qui l’entourent. La psychothérapie avec psychanalyste se présente comme une possibilité, si tel est son désir, de devenir quelqu’un pour lui-même.
Sa mère a accepté de venir en séance. Nauséabonde, la misère affective, sociale et économique s’étale à souhait. Puis elle pose une question. Je lui demande si c’est une question, elle répond par l’affirmative. Comme il s’agit d’une question molle, sans puissance libidinale, je reste en silence. Deux séances après, elle passe sur le divan : elle pose une question. Sans lui laisser le temps d’imaginer que j’y répondrai, je confirme que c’est bien une question qu’elle a posée. Je l’invite à y répondre. Ce qu’elle fera. En d’autres termes, elle est devenue psychanalysante.
Le discours sociétal aliène le Moi puisqu’il est inventé par l’agglomération des Moi. C’est ce que j’appelle la populace moïque. Dans cette logique, le Moi attend que l’autre, son semblable, voire l’Autre non barré – l’autre nom du dieu du Moi aliéné – puisse répondre à ses questions et ainsi porter la responsabilité de décisions prises.
Cette stratégie du groupement humain guidé par le Moi accouche de miséreux indisponibles à désirer. C’est ce qu’on nomme habituellement la race, la race humaine.