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Le faux et le vrai nœud


Fernando de Amorim
Paris, le 23 février 2022

Introduction

Dans ce petit document, je mettrai en évidence trois temps de l’enseignement de Jacques Lacan en liaison avec la bande de Moebius et le nœud borroméen. Cette liaison sera articulée à la manière qu’a l’être-parent, soit dans la position de majeur, soit dans la position d’adulte, de prendre soin du petit d’homme. Aussi appelée ruban ou boucle, la bande de Moebius apparaît dans l’enseignement de Lacan, me semble-t-il, dans son séminaire de 1954-55 intitulé Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Quant au nœud borroméen, il apparaît dans son séminaire de 1964-65 intitulé Problèmes cruciaux pour la psychanalyse de 1964. Il est important de remarquer aussi l’importance, dans ma construction, du séminaire de 1975, Le sinthome.Ce qui m’a étonné, dans l’après-coup, ce sont ces mouvements de respiration espacés de dix ans.

La bande de Moebius

Dans le premier séminaire cité ci-dessus, Lacan dit que « Le réel est sans fissure » (Livre II, p. 122). À partir de cette remarque, je me suis dit que la représentation du Réel serait un cercle (voir image I ci-dessous) :

I

Comment faire une bande de Moebius sans l’intervention de l’autre ? Cela me semble impossible. En revanche, je constate que l’autre intervient pour imprimer une torsion à la bande de papier. C’est son pouvoir sur l’objet. Qu’il s’agisse d’un papier ou d’un nourrisson.
Ainsi, quand la bande de papier est déjà tordue, j’interprète que ce sont les organisations intramoïques (l’Autre non barré et la résistance du Surmoi) qui ont produit une telle torsion. Je pense à la sédimentation structurelle propre à la névrose, psychose et perversion. Dans ce sens, sans castration, le Moi, qui est aussi la sédimentation de l’Imaginaire, dira qu’il tourne en rond. Ici une remarque s’impose : aucun être qui rencontre un psychanalyste n’a le droit logique de dire qu’il tourne en rond. Il s’agit d’une perception ou d’une sensation que le clinicien se doit d’examiner, dégonfler et dénouer sans tarder. S’il s’avère qu’effectivement la cure tourne en rond, il s’agit d’une erreur de la conduite de la cure. Donc, d’une faute du praticien.

Pour construire une bande de Moebius sans couper le rond, le clinicien se doit d’introduire la castration, représentée par l’épingle qui perce et produit le manque (Voir image II ci-dessous) :

II

Cette altération concerne le Moi. À la sortie de la psychanalyse, le Moi sera toujours pris par la même structure mais il ne souffrira pas des symptômes qui l’avaient poussé à rencontrer le psychanalyste.

Dans l’image ci-dessus, donc après une psychanalyse, il est possible de remarquer que le Moi ne tourne pas en rond, c’est-à-dire, il supporte les hauts et les bas de la vie. Quant à l’être, il existe sous forme mœbienne.

Dans le cas d’un candidat à nocher, sorte de Χάρων au quotidien qui désire faire de l’exercice de psychanalyste son métier, la piqûre n’est pas suffisante. La coupure se fait nécessaire. Donc, je fais appel, pour la coupure, aux ciseaux, pour qu’ainsi, en rompant la bande, elle devienne effectivement mœbienne (voir image III ci-dessus) :

III

Cette proposition se base sur la psychanalyse sans fin du psychanalyste et son engagement à rompre symboliquement avec sa jouissance imaginaire et de se mettre à danser avec le Réel. Il s’agit d’un projet qui dépasse largement toute tentative de contrôle du Moi basé sur des titres universitaires, même s’ils sont importants, des propositions de formations continues, des tranches d’analyse et toute autre forme de tromperie du Moi envers lui et envers son semblable.

Si le Réel est sans fissure, la position de psychanalyste exige une rupture avec sa jouissance imaginaire. C’est l’unique façon, selon l’auteur de ces lignes, qu’il puisse danser avec le Réel.

Ici une remarque s’impose : en majuscule, le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, en tant que substantifs ; en minuscule, en tant qu’adjectifs.

Si le Réel est sans fissure, il n’y a pas de rapport possible à la fois « extérieur et intérieur » (Séminaire II, p. 123). Ce frotti-frotta est propre au Moi. L’être, quant à lui, est toujours à l’extérieur, hors de lui, de son Moi. Il l’entend, le sent, le perçoit, mais sans un quelconque intérêt de s’engager, de se castrer de la manipulation du Moi et de la tyrannie de ses organisations intramoïques.

Ce que construit un être castré, c’est ce qui lui vient de l’Autre barré, de son semblable, quand ce dernier est dans la position d’adulte, voire de sujet. Un être castré n’est pas dans la contemplation de son nombril. Dans cette position, l’être ne vise pas à « retrouver l’objet », car « ce n’est jamais le même objet que [l’être] rencontre. » (Séminaire II, p. 125). L’être entre crochets indique la distance que je prends avec Lacan car, il écrit « sujet ». Le sujet, le vrai, se trouve, je le pense, construit, et donc castré, à la sortie d’une psychanalyse. Il n’y a pas de construction du Je dans le stade du miroir (Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, p. 93), mais la formation du Moi. Le Symbolique est utilisé par le Moi, et non par le Je, pour se gonfler et tromper une autre partie du Moi ou son semblable. Le Symbolique est utilisé comme artifice, voire comme arme pour renforcer l’aliénation, et non comme instrument de castration.

Dans le deuxième séminaire cité au début de cette réflexion, Lacan commence par la mise en évidence du jeu de la mourre (Leçon XIX, 19. V. 1965, Éditions ALI, p. 353, inédit). Dans ce séminaire, Lacan dit que « jusqu’à la psychanalyse, on s’est toujours représenté le monde sans l’homme véritable » (Ibid., p. 356).

Ma proposition du sujet freudo-lacanien vise à indiquer la voie à cet homme véritable, un être barré (ɇ), et cela dès sa naissance, mais qui, seulement à la sortie de psychanalyse, assume et assure sa position d’être sujet ($) et de porter la position de Je véritablement. Il est possible de reconnaître une telle position chez l’être psychanalyste. À condition qu’il b) continue sa psychanalyse personnelle après a) la première sortie de psychanalyse ; qu’il c) occupe la position de supposé-psychanalyste (Χάρων) pour celles et ceux qui le sollicitent.

Dans mon séminaire de l’année dernière, j’avais mis en évidence cet être barré.

Seul l’Autre barré prend en compte l’existence du trou dans l’être (ɇ), parce qu’il est lui-même troué (Ⱥ). Si l’Autre barré reconnaît le trou dans le savoir (Ⱥ), le Moi reconnaîtra qu’il est troué une fois castré, castré de la jouissance qu’il tire de son ignorance. Pour cette raison je le représente comme suit : . C’est dans la position de sujet que le clinicien à la preuve que l’être (ɇ), a reconnu le trou dans sa structure.

Le Ⱥ est la preuve que la castration symbolique produit un trou dans le savoir de l’Autre ; le  est la preuve que la castration symbolique produit un trou dans la jouissance que retire le Moi d’ignorer ; le ɇ est la preuve que dès le départ de la vie, jusqu’à sa mort, l’être est manquant car il ne sait d’où il vient, il ne sait pas où il va, ni dans l’instant qui suivra, ni après sa mort. Pour éviter un tel contact cru avec le Réel, il bricolera des idéologies, des religions, pour apaiser cette vérité première.

En psychanalyse, la position de sujet est celle qu’occupe l’être quand il accepte son trou structurel (ɇ) et qu’il s’assujettit à l’Autre barré (Ⱥ). Cette position est occupée quand l’être sort de psychanalyse.

Il est dans la position d’être barré (ɇ), dès qu’il a accepté d’être pénétré par le signifiant, qu’il crache le premier cri, qu’il émet des sons, des balbutiements, des mots articulés et qu’il accepte de continuer d’être pénétré et de se faire instrument de circulation des signifiants. Il est donc dans la position d’être barré, à la différence d’un être – dans le sens d’Aristote – vivant, qui est dans la position d’être (e).

Quand l’être barré (ɇ) dit qu’il n’a pas voulu venir au monde, qu’il est là « à cause du désir de » l’autre – les enfants ou les jeunes disent parfois cela aux parents –, il veut occuper la position d’être non barré (e). Cette tentative de ne pas être responsable d’être parmi les vivants l’installe dans la position d’un être, un mammifère non parlant. Il vise, par lâcheté, à se dérober de sa responsabilité de construire son être car, l’être humain, est barré (ɇ), dès sa naissance, il est Moi, il n’est pas Je.

Cependant, en cédant la barre de sa vie au Moi, il dit « ne pas avoir demandé à naître », il évite ainsi d’être barré et soumis aux lois du langage, de la parole et de la castration propre à l’Autre barré. En disant « n’être pour rien dans sa vie », de « n’être pour rien dans ce qui lui arrive », il tente, de manière stérile, de vivre comme un animal, vivoter comme un mendiant, survivre comme un captif. Depuis fort longtemps, on a confondu « a » avec « e », à savoir le Moi (a) et l’être (e), car cette confusion fait l’affaire, du point de vue de l’économie jouissive, des deux.

La vie n’est pas un jeu. C’est une lutte au quotidien pour se maintenir en vie. Le Moi oublie cette exigence propre au Réel. Le jeu vise à aliéner dans son registre imaginaire et retenir les assauts du Réel dans son registre symbolique.

Le cercle s’articule avec le rapport et non avec une quelconque relation (Leçon XIX, 19. V. 1965, Éditions ALI, p. 357, inédit), indication du registre radical de l’impossible. Quand Lacan dit que : « Le jeu réduit ce cercle au rapport du sujet au savoir » (Ibid.), j’interprète, en m’appuyant sur un mot écrit par les analystes pour l’organisation d’un colloque à Ceriry le 25. V. 2022, que l’ambition proclamée d’un retour à Freud est toujours d’actualité, que penser ou écrire « que la psychanalyse s’efface du débat contemporain où son pouvoir subversif est souvent réduit à des propos du Reader’s digest » c’est méconnaître, avec une intention bien décidée à méconnaître, les contributions en dehors du cercle des copains.

Je fais maintenant un saut de dix ans en avant : Lacan dira, en 1975 donc, que « Si l’on mettait autant de sérieux dans les analyses que j’en mets à préparer mon Séminaire, eh bien, ce serait mieux, et ça aurait sûrement de meilleurs résultats. Il faudrait pour ça que l’on ait dans l’analyse – comme je l’ai, mais c’est du sentimental, dont je parlais l’autre jour – le sentiment d’un risque absolu. » (Le Séminaire, Livre XXIIILe sinthome, « Leçon du 16 décembre 1975 », Seuil, Paris, 2005, p. 45.).

Le Nœud borroméen

Maintenant la représentation du Schéma RSI (Ibid., p. 48) dans l’image IV ci-dessous :

IV

Le nœud borroméen qui justifie que si un nœud est défait les autres se défont concerne le nœud à trois (Ibid., p. 45).

Dans le cas des nœuds borroméens fait avec des cercles (Voir image V ci-dessous),

V

si un nœud se détache (image VI ci-dessous),

VI

les deux autres resteront ensemble (image VII ci-dessous) :

VII

Il me semble important de faire, en tant qu’hypothèse, la distinction entre les faux et les vrais nœuds borroméens. Dans le cas des faux, le cercle bleu (Réel) et le cercle vert (Imaginaire), sont mis, voire plaqués, l’un sur l’autre, et par la suite, un troisième vient les recoudre, le cercle rouge, représentant le registre du langage et de la parole (Symbolique). Si le psychanalyste reconnaît l’effet clinique du Symbolique, l’être engage son désir à faire usage du Symbolique dans l’association libre, ayant accouché d’une parole bien dite, avec des conséquences en forme d’action. C’est la triade une pensée, une parole, une action. Cette opération pourra lui permettre de supporter que le Symbolique se détache (image VI), sans pour autant disparaître. Mais ici, dans le cas du vrai nœud borroméen, ce n’est pas parce que le Symbolique se détache que tout fiche le camp. La preuve est que les deux autres cercles sont articulés (Image VII).

Cette opération, véritablement psychanalytique, permettra à l’être de vivre en tant qu’adulte (ɇ). La condition de sujet ($) concerne, comme cela était évoqué plus haut, les êtres adultes qui sortent de psychanalyse.

Il est fondamental de construire un lien entre le Réel et l’Imaginaire dès la plus tendre enfance, le vrai nœud borroméen, celui qui est porté au nouveau-né par la parole d’un adulte (ɇ), par un sujet ($), et non par un majeur (e).

Il me semble donc que la proposition de Lacan, construite en 1965 et en 1975, produit un nœud borroméen de majeur et non d’adulte, d’analyste et non de psychanalyste.

Je reviens dix ans en arrière : « L’enjeu, c’est en quelque sorte ce qui masque le risque. » (Lacan, 1965, Op. cit. p. 358). De toute évidence pour un être vivant, il n’y a pas d’enjeu puisqu’il ne possède, pour de vrai, strictement rien. Si personne ne vient le nourrir il décède rapidement, si personne ne lui parle il devient fou. Son prénom quelqu’un le lui a donné, son nom est celui d’un autre, et cela pour les femmes comme pour les hommes d’ailleurs. Le corps n’est pas à lui non plus, c’est son premier habitat, de là la haine qui est celle du Moi et des organisations intramoïques à l’utiliser comme poubelle. Enfin, la vie ne lui appartient pas non plus puisqu’elle peut disparaître sans crier gare.

Conclusion

Cette aliénation propre à la lecture du Moi de sa réalité et de la lâcheté de l’être à assumer et assurer ses responsabilités est due au fait que le cercle de l’Imaginaire soit posé sur le cercle qui représente le Réel (Sem 23, p. 48). Cette tendance de l’Imaginaire à se croire supérieur au Réel construira une sédimentation des parties de ce même registre imaginaire qui, ensemble, constitueront le Moi, et non le Je, comme le pensait Lacan au moment de sa proposition du stade du miroir.

Il faut peut-être descendre de son astre. La psychanalyse n’est pas « vouée à des cycles » (Cerisy, 2022), comme s’interrogent les analystes, elle est un bateau qui avance grâce aux psychanalysants. Les analystes ont une fonction qu’ils n’occupent pas encore véritablement. Ils pourront l’occuper quand ils deviendront véritablement psychanalystes, à savoir quand ils entreront et sortiront de leur psychanalyse, quand ils assureront une psychanalyse, ce qui, si cela s’avère vrai, les rendra aptes à se nommer psychanalyste et, enfin, s’ils continuent à occuper la position de psychanalysant. Alors, ils lèveront les yeux au ciel pour repérer, à partir des astres, si, dans l’obscurité de la clinique, ils conduisent la route vers le bon port et non sur les rochers.

Ce n’est pas la psychanalyse qui tourne en cycle, c’est l’analyste. Il tourne en boucle, voire en rond, l’enseignement de Freud et de Lacan concocté aux petits soins pour leur héritiers. Jusqu’à présent les analystes ont réussi à amener tous ces efforts freudolacaniens, et avec eux, celles et ceux qui leur confient la direction de leur cure, vers l’embouchure Carte des trois structures), voire le naufrage.