Fernando de Amorim
Paris, le 17 avril 2025
Enfant, j’ai servi de guide d’aveugle à un monsieur âgé. Au-delà de l’intérêt financier, il y avait surtout un intérêt sexuel : il était le grand-père d’une pubère qui se baladait sans soutien-gorge et dans un short minuscule à travers toute sa maison. Je le sais, car lorsque je me présentais pour chercher son grand-père, elle me proposait du jus de fruit et du gâteau avant de partir en promenade avec le patriarche.
Je n’ai jamais voulu être soignant. Je ne tire aucune jouissance à écouter les souffrances ou les détresses de mes compatriotes humains. Ce que j’aime, c’est opérer afin que la libido qui nourrit la souffrance puisse être utilisée par l’être dans la position de malade, de patient, de psychanalysant, jusqu’à s’accoucher de lui-même dans la position de sujet.
Je me suis intéressé à la clinique à mon arrivée en maternité. Comme j’étais tombé dans les pommes au moment de mon premier accouchement, je me suis découvert désireux de participer autrement à l’accouchement des êtres. La position de sujet étant la dernière étape de la traversée d’une psychanalyse.
Dans cette position, je me sens confortable.
Le 16 avril 2025, le journal Le Monde a publié une tribune signée par des noms respectables de la psychiatrie qui se plaignent de la situation de leur discipline.
Ils évoquent le manque d’intérêt pour les futurs cliniciens vers la psychiatrie. La « désaffection croissante des jeunes internes », selon leurs mots, reflète, selon l’interprétation de l’auteur de ces lignes, que personne ne veut s’engager avec ce qui n’est pas intéressant.
Au contraire, la psychanalyse, celle que j’exerce et que j’enseigne, est peu coûteuse pour la société. Pourtant, au lieu d’écouter des cliniciens de terrain (plus de quarante ans de clinique, pour ma part), le gouvernement bricole un dispositif de remboursement de quelques séances de psychothérapie, autant d’argent jeté par les fenêtres. J’aimerais rencontrer le génie qui a pondu cette idée.
Un malade psychiatrique est un poids lourd pour la société. À la CPP – Consultation Publique de Psychanalyse – les patients payent selon leurs moyens, puis ils se mettent à retourner au travail, puis ils retournent à l’amour, à la vie humaine, et non à la vie animale ou végétative.
Que le lecteur ne pense pas que tout est rose à la CPP. Tout est lourd, comme un accouchement, avant qu’advienne la joie d’être témoin de la naissance du sujet à lui-même.
Il n’est pas « acceptable », selon les auteurs de l’article, d’abandonner les malades mentaux. Pourtant, cela se fait à chaque instant, au quotidien, quand, par idéologie, le psychiatre n’adresse pas le malade à un psychanalyste du RPH – École de psychanalyse.
La santé mentale, « cause nationale » ? À quoi bon ? Cette formule de cause nationale a l’odeur de la moquette propre. C’est de la rhétorique de cabinet. Cette propreté ne sent pas la pisse, la merde, l’haleine chargée. Sur le terrain, rien de nouveau.
« Notre désengagement moral et politique », comme les auteurs l’écrivent, concerne les psychiatres et les psychologues. Il ne concerne pas mon équipe. Ne mettez donc pas les membres du RPH dans ce même sac.
Les psychiatres se plaignent, avec raison évidemment, de la négligence administrative dans le traitement des médicaments de la plus haute importance, mais ils ne proposent pas de compter avec les membres de la CPP. Celui qui perd, toujours, c’est le malade, puis la famille, puis la société toute entière.
Depuis que je suis petit, cliniquement parlant, j’entends la même plainte. Elle m’est tellement insupportable que j’avais décidé de prendre la voie par laquelle il est possible de voir le résultat de l’effort, l’autre nom du désir, mis sur la table d’opération clinique avec le Moi qui souffre. Mais qui jouit. Oublier cet enseignement premier de la psychanalyse, c’est se mettre le doigt dans l’œil.
Si les psys s’appuient sur des techniques de dressage du type TCC en guise de moteur et d’un DSM en guise de carte de navigation, il ne faut pas s’étonner ni pleurnicher si, au milieu de l’océan clinique, ils ne savent plus où se trouve le nord ou s’ils n’ont plus d’essence pour continuer la route. La faculté, qu’elle soit de psychiatrie ou de psychologie, forme des marins de piscine couverte.
La psychiatrie est le parent pauvre ? Oui. Cependant, parce que je ne suis pas un homme de plainte mais un constructeur, je propose une solution : la collaboration, main dans la main, des psychiatres avec les membres du RPH. Le Réseau pour la Psychanalyse à l’Hôpital reçoit dans la consultation publique ainsi que dans les consultations de ses membres, selon la proposition d’Hippocrate suivie à la lettre par Freud et Lacan, une quantité importante de malades et de patients rejetés par les services de psychiatrie. Rejetés par manque de moyens, pas par une quelconque méchanceté. Cela va de soi.
En d’autres termes, le psychanalyste reçoit le patient en psychiatrie, quand le psychiatre, désireux de reconnaissance scientifique, s’engage dans des voies telles que les techniques de dressage du Moi, avec cette carte bidon de la clinique qu’est le DSM.
Il faut, peut-être, que les psychiatres constatent, scientifiquement et cliniquement, que leurs voies sont un puits d’insuffisance clinique et que, pour un clinicien, ne pas voir le résultat de son travail clinique est d’une frustration sans nom. Pour cette raison, les jeunes internes ne veulent pas devenir psychiatres. Sans Séglas, Kraepelin, Bleuler, Pinel et Ey comme références, qui veut devenir psychiatre ?
Puisque le constat d’échec dans les voies de la psychiatrie d’aujourd’hui est si évident, j’aimerais beaucoup que les psychiatres viennent voir ce que font les membres du RPH.. La grande majorité des membres n’a pas la trentaine, est doctorante, occupe la position de psychothérapeute, voire de supposé-psychanalyste, et gagne correctement sa vie, de toute évidence mieux qu’un psychiatre ou qu’un psychologue. Pas un seul cas de suicide depuis 1981. Quel est le secret de notre réussite ? Travail clinique, travail théorique, étude approfondie des maîtres – Hippocrate, Bernheim, Esquirol, Chaslin, Freud, Lacan – et surtout une psychanalyse personnelle sans fin, même si de supposé-psychanalyste le clinicien devient psychanalyste.
La psychiatrie, la formation des psychologues et celle des analystes se décident dans les salons du ministère ou lors de réunions bureaucratiques dans lesquelles abondent les têtes décorées, chenues et sans une goutte de sang frais.
Dans ce centre de décision de la santé mentale française, les cliniciens de terrain ne sont pas consultés. Le résultat d’une telle politique ? Catastrophe clinique au quotidien.
Cette brève est écrite au nom de l’amour. Édith m’a collé l’article du Monde entre les mains et m’a demandé gentiment d’y réagir. Sans son aimable résistance, je n’aurais pas consacré une minute à écrire ces lignes. Lignes que j’estime d’ores et déjà inutiles.
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