Fernando de Amorim
Paris, le 12 septembre 2024
Après lecture du dossier de L’Express[1], la question de la mort me travaille, dit un psychanalysant : « Je voudrais être comblé, je voudrais être mort. »
Il se dit habité par un « puits d’angoisse ». Souffrant d’insomnies « depuis tout petit », selon ses mots – et avant lecture du dossier du magazine en question, que les journalistes se rassurent – ainsi que d’une énorme souffrance au travail, il dit que la thérapie familiale n’a pas apporté l’apaisement attendu.
Il parle avec des injonctions et des affirmations catégoriques puissantes. Quand j’examine ses certitudes, il me répond qu’il s’agit d’une grosse supposition, une presque certitude.
Pour le clinicien, cette formulation tranche entre la voie de la psychose et les autres structures, à savoir la névrose et la perversion.
Il insiste sur ses fantasmes en affirmant qu’il s’agit de constructions importantes pour lui.
Je me permets d’indiquer au lecteur que le fantasme n’est pas une construction, c’est une invention. Une construction, c’est la mise sur pied, la matérialisation symbolique d’une idée qui produit des effets dans la réalité. La machine de Turing est une construction, le microscope – de Zacharias Janssen, de Hans Martens, de Hans Lipperhey – est une construction.
Le Moi pense construire quand, à vrai dire, il invente.
Depuis quelques années, je reçois énormément d’appels de personnes qui veulent une confirmation qu’elles sont HPI, c’est-à-dire haut potentiel intellectuel. Depuis plus de quarante ans de clinique, personne ne m’a jamais appelé pour réclamer une confirmation d’être bien abruti, imbécile, idiot, con.
Le Moi se prend toujours pour ce qu’il n’est pas.
Le Moi choisit toujours d’avancer dans la vie en tenant le haut du pavé pour ainsi éviter de voir ou sentir les eaux usées qui stagnent dans l’appareil psychique qui l’abrite.
Homosexuel, il dit que, quand il est pénétré, il se sent féminisé, car il a envie d’être aimé comme son père aimait sa mère. Cette identification à la position du Moi de la mère se trouve dans tout choix sexuel humain. Les associations LGBT et d’autres filières peuvent se rouler par terre, mais jusqu’à présent rien ne prouve que la lecture psychanalytique de la sexualité humaine soit fausse.
En revanche, il est évident que le rassemblement des Moi nourrit l’Imaginaire et ce dernier nourrit une idéologie narcissique où chacun choisit ce qu’il veut faire, selon son bon vouloir, jusqu’à nier la limitation imposée par le Réel. Il y a deux sexes : celui côté garçon et celui côté fille. Le problème ne vient pas du Réel, mais de l’être et de son copain, le Moi ; il consiste à devoir se démerder avec un champ si étriqué.
Le Moi prend les choses en main et instaure que l’être peut faire ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut, avec qui il veut. La suite, ce sont des arrangements, pas contre-nature mais passant outre le Réel, ce registre de l’impossible.
Un tel discours fait-il de la psychanalyse une science dépassée ? Pas du tout. Mais elle a la fonction de signaler que mettre un enfant au monde implique qu’il soit préparé pour devenir un sujet et non l’objet, voire la chose, de la jouissance du Moi ou des organisations intramoïques des parents. Sans la possibilité de devenir ou d’être sujet, l’être s’aligne au Moi pour souhaiter, voire accomplir, sa mort.
Les légendes psychanalytiques – comme l’affirme ce psychanalysant normal, puisqu’il n’est pas de formation psychiatrique ou psychologique –, véhiculées par les soi-disant psychanalystes (analystes et psys de tout bord), ne rendent pas service à la psychanalyse. Elles la desservent plutôt.
Il dit ne pas arriver à se souvenir qu’il a voulu coucher avec sa mère. Je sors de mon silence :
– « Pour quelle raison voulez-vous vous souvenir de cela ?
– Parce que ça fait partie de la légende psychanalytique. »
Cette légende inventée par le Moi freine toute possibilité de savoir le vrai sur l’être.
Il dit vouloir faire plaisir à sa mère. En voulant lui faire plaisir, il est du côté de la sexualité et la psychanalyse s’occupe de la sexualité. Il me faut dire tout de suite que la génitalité humaine fait partie de la sexualité, qui est plus imaginative que celle des autres mammifères, puisqu’un bœuf n’a pas besoin de voir la vache en talon aiguille pour bander comme un âne et que la brebis ne s’excite pas avec un godemichet. La génitalité, c’est un moment de rencontre éphémère d’un organe avec un autre : pénis-bouche, pénis-anus, vagin-bouche, vagin-vagin, anus-bouteille… La sexualité, c’est tout le corps. C’est le regard, la perception, la sensation, le toucher baignés par l’Imaginaire, par le Symbolique, par l’imagination. C’est un océan auquel le Moi est loin d’accéder.
Cette distinction faite, sans autant de détails, il reconnaît son désir sexuel et non son désir génital envers sa mère : « Je lui faisais plaisir pour qu’elle puisse m’aimer ! »
Voilà la franchise discursive d’un être normal. Pour arriver au même résultat chez un psy, il lui faut quinze ans de psychanalyse. Je rigole et n’exagère qu’à moitié.
Je l’invite à prendre les légendes comme des avis qui seront traités, par lui, tels des messages à examiner comme ayant ou non de la valeur pour l’avancée de sa psychanalyse.
La seule personne à pouvoir dire ce qu’est la psychanalyse, c’est le psychanalysant. Avant de lui laisser la parole, je lui dis que ce qui lui paraît utile dans la légende psychanalytique, il faut en faire usage ; ce qu’il estime être inutile, il faut le jeter par-dessus bord.
[1] Faut-il en finir avec la psychanalyse ?, L’Express, n° 3814-3815 du 8 au 21 août 2024.