Fernando de Amorim
Paris, 18 novembre 2022
La journaliste Léa Iribarnegaray, dans Le Monde d’aujourd’hui s’inquiète de la détresse psychologique de notre jeunesse. Elle écrit : « La crise sanitaire risque d’altérer la santé mentale des étudiants, alertent les professionnels de santé. »
Et pourtant, dans son papier, je trouve de braves jeunes qui prêtent main forte à leurs camarades en difficulté. Quid desdits professionnels ?
Les braves sont les bénévoles de l’association Nightline (ligne de nuit en bon français) qui assurent une « permanence d’écoute nocturne gratuite gérée par des étudiants ».
Deux remarques s’imposent : la responsabilité de l’écoute de ces jeunes et la gratuité de cette écoute.
Écouter quelqu’un en détresse n’est pas une tâche anodine. Quelques associations d’écoute portées par de grandes personnes ont voulu aussi écouter des concitoyens en détresse et l’expérience a, parfois, tourné au vinaigre : des habitués de cette relation par téléphone appelaient régulièrement et quelques-uns ont fini par se suicider en direct, c’est-à-dire en prenant l’écoute de l’écoutant en otage de sa haine ultime car quelqu’un qui est témoin auditif d’un suicide ne sort pas intact d’une telle expérience. Quelques associations ont transformé cette expérience en baptême du feu. Loin s’en faut.
Depuis septembre 1981, je n’ai eu aucun cas de suicide, ni dans ma consultation ni dans celle de mon équipe. La raison en est, en l’état actuelle de ma recherche, que le clinicien – dans la position de l’Autre barré prime (Ⱥ’) – vise les organisations intramoïques. En castrant ces organisations (la résistance du Surmoi et l’Autre non barré), le Moi s’affole moins, or, c’est son affolement qui passe à l’acte. Quand l’Imaginaire, tel un anneau de Jupiter, sera castré à son tour, le Moi sera dégonflé et retournera à sa place d’instance freudienne et non de supposé Dieu des dieux, Dieu du ciel, de la lumière, du tonnerre, de la foudre, en fonction principale ; dispensateur des biens terrestres, protecteur de la Cité et de l’Empire romain, en fonction secondaire, car le Moi jovien ne se prend pas pour de la merde.
Que ces jeunes puissent donner de leur temps et une écoute bienveillante et gratuite à leurs camarades c’est louable mais non thérapeutique, même s’ils prennent des précautions sous forme de principes fondamentaux : « l’anonymat, la confidentialité, l’absence de jugement et la non-directivité (un bénévole ne dira jamais à l’étudiant quoi faire) ».
Quand je mets en évidence que leurs efforts ne sont pas thérapeutiques, je ne vise pas à les accabler mais à mettre en évidence que s’ils se donnent l’obligation de mettre en place des dispositifs pour venir en aide à leurs camarades, c’est parce que les majeurs, les professionnels de santé ainsi que les professionnels de la politique, ne sont pas aptes à proposer des projets thérapeutiques moins couteux financièrement.
Depuis 1991, je signale l’existence et la réussite humaine – pour les jeunes patients et les jeunes cliniciens – de la Consultation Publique de Psychanalyse (CPP). Au sein de cette consultation, de cette expérience favorable, les patients payent selon leurs moyens. La gratuité dans les soins psychiques est une erreur clinique et une stratégie méchante, au sens où elle sert aux organisations intramoïques et non à la construction du désir de l’être. Il n’y a rien de plus néfaste que de ne pas payer pour ce qui sort de la bouche sous forme de maux. Une parole dite gratuitement n’a pas de valeur pour le Moi puisqu’il ne paye pas symboliquement. Or, dans la vie vraie, respirer, manger, se vêtir, aimer, haïr, coûtent. Pour quelle raison il en irait différemment pour parler ? Parce que si le Moi parle gratuitement à l’autre, l’écoute de ce dernier sera aussi sans valeur pour l’être. Le Moi pourra aussi se poser la question : pour quelle raison l’autre, le clinicien, pourra-t-il vouloir continuer à m’écouter ? Et pour combien de temps ? Ce contrat clinique n’apporte pas la sécurité nécessaire à l’installation et la manutention du transfert.
L’être ne paye pas pour que l’autre l’écoute, il paye pour que sa parole ne soit pas payée de sa chair et de son sang, voire de sa vie. Jésus ne sera pas insensible à mon argumentation, lui qui a vécu parce que mourraient des innocents.
Pendant que les praticiens se posent des questions anodines « Qui privilégier ? Et sur quels critères ? », j’ai répondu, avec les membres du Réseau pour la Psychanalyse à l’Hôpital (RPH-ÉCOLE de psychanalyse) à ces questions : comme en « réanimation », on privilégie les situations les plus inquiétantes tels les passages à l’acte, ensuite il convient de mettre en place la technique de l’écarteur. Quand mon équipe n’a plus de moyens d’accueillir une demande, elle dit non à la personne.
Une liste d’attente dans un service ayant la fonction d’assurer un traitement psychique est une exhibition narcissique : le Moi des responsables et de l’équipe se gargarisent d’avoir une liste d’attente, mais ils ne se révoltent pas contre le fait que « 500 étudiants » soient « restés sur le carreau ». Je ne vise pas cette équipe en particulier, je vise toutes les équipes : BAPU, CMP, ainsi que la politique de prise en charge de la souffrance psychique dans notre pays. Exclure mon discours de la table des décisions et privilégier des techniques de dressage du Moi est une faute. Mais comme la société est gérée par des majeurs, et cela bien avant cette crise sanitaire, des jeunes gens se mettent à effectuer un travail dont ils ne pourront supporter les conséquences cliniques. Qui s’occupe, sur le long terme, de la santé mentale de ces jeunes bénévoles ?
Que les services de santé mentale dévolus aux étudiants soient asphyxiés est inadmissible alors que des jeunes de mon équipe, des étudiants en psychologie ou en médecine désireux de travailler en tant que psychothérapeutes ou psychanalystes, assurent depuis le début de cette crise sanitaire des responsabilités cliniques avec une rigueur et une compétence digne de l’enseignement psychanalytique français.
J’écris qu’il est important que nos autorités sanitaires et politiques se penchent sur l’expérience CPP. Même si je n’ai pas grande conviction que cela se réalise.