Fernando de Amorim
Paris, le 3 novembre 2023
La tendance à traduire TCC par « thérapie » cognitivo-comportementale est une glissade commerciale avec intention de vendre un produit qui n’est pas clinique. Cette technique – véritable traduction de ce premier T – revendique une objectivité soi-disant appuyée sur un savoir médical du fonctionnement du système nerveux. C’est de là que tiennent leur nom les neuropsychologues, autre version trompeuse d’une recherche de reconnaissance scientifique. Ils se sont appropriés le préfixe « neuro » pour avoir une autorité qu’ils n’ont pas concernant la maladie neurologique et le comportement humain. C’est de la propagande au nom d’un discours qui se veut scientifique.
Ni les techniciens du comportement ni les soi-disant neuropsys n’ont réussi à apporter une véritable solution à la question des souffrances psychiques et corporelles chez l’être humain.
Quid de la psychanalyse ?
L’objet de la psychanalyse n’est pas l’inconscient mais le désir. La psychanalyse est. Elle n’est pas freudienne, lacanienne ou kleinienne. Ce qui est freudien, lacanien ou kleinien c’est la théorie qui vise à rendre scientifique la psychanalyse.
Je représente la psychanalyse par un bateau, la théorie étant la coque et la pratique, les rames – à ne pas confondre avec les pagaies car les voiles comme les rames sont fixées au bateau, ce qui n’est pas le cas des pagaies. Cette distinction est importante parce que les psys et les analystes, eux, pagayent dans la conduite de la cure, c’est-à-dire qu’ils manipulent la direction de la cure sans prendre en compte la structure du bateau. En d’autres termes, ils n’en font qu’à leur tête. Un psychanalyste suit la règle exigée par la structure du bateau construit par le psychanalysant, à savoir qu’un psychotique ne peut que construire un bateau apte à naviguer sur la structure psychotique. En conduisant la cure d’un psychotique comme s’il s’agissait d’un névrosé, le praticien ne pourra que faire échouer (suicide) ou vaciller la conduite de la cure (acting-out, voire passage à l’acte sous forme de tentative de suicide).
Dire que la psychanalyse est la science de l’inconscient, c’est lui donner un champ trop large pour qu’un être humain puisse l’étudier scientifiquement. En disant que l’objet de la psychanalyse est le désir, je vise à rendre possible (ou moins difficile) l’étude de l’objet de la psychanalyse.
En représentant l’inconscient structuré comme un langage avec un « i » minuscule, j’interprète que Lacan délimite une zone où il est possible que pulsion et désir puissent devenir accessibles à l’être. En mettant l’accent sur l’Inconscient (avec un « I » majuscule), j’attire l’attention sur le vaste océan libidinal auquel le psychanalyste n’a pas accès et dont le médecin subit les effets au travers de ce qui s’appelle maladie organique. Ce qui nourrit une maladie organique c’est de la libido pure, c’est-à-dire, une libido sans signifiant. Cette libido pousse tout naturellement l’être vers la Todestrieb, la fin de la vie de l’organisme.
En ce sens, la psychanalyse est une science de la nature même s’il est reconnu qu’elle propose une thérapeutique à des patients qui souffrent de leurs pensées, ce qui lui donnerait un statut de science de l’esprit (geistes) ou de science humaine (geisteswissenschaften). Il faut dégager la psychanalyse des sciences humaines parce que, même si elle opère avec des êtres humains, son objectif est que l’humain devienne sujet, c’est-à-dire qu’il construise sa responsabilité de conduire aussi sa destinée. L’humain est pris par le Moi, qui est à son tour cerbère de ses propres organisations intramoïques. Le Moi humain veut commander et détruire l’autre parce qu’il est plus petit, parce qu’il est plus grand, parce qu’il est différent. Il invente des idéologies et des religions pour justifier sa soif de sang.
Aucune science humaine ne met en évidence l’impuissance de la science (en tant que lecture du Réel) à calmer les organisations intramoïques. Seule la psychanalyse ne se méprend pas sur le fait que la seule solution pour l’homme est qu’il devienne sujet. Comme elle sait que seule une petite poignée (et ce n’est pas même sûr) pourra véritablement s’occuper de construire sa responsabilité de sujet, la psychanalyse ne porte pas un discours d’espérance mais un discours de désir, puisqu’elle est la science du désir. Elle étudie, elle castre la pulsion pour qu’elle devienne parole dite sur le divan sous forme d’associations libres, ce qui dégonfle les organisations intramoïques et fait en sorte que l’être se décide – peut-être – à s’engager avec l’Autre barré et ainsi devenir sujet au lieu de continuer à être objet du désir de l’Autre non barré.
Les désirs inconscients se trouvent dans une zone de l’appareil psychique où libido et signifiants sont articulés. Ils sont compatibles avec la formule lacanienne « l’inconscient est structuré comme un langage ». Les fantasmes sont d’un autre registre, ils se trouvent du côté inconscient du Moi et, lorsqu’ils passent du côté conscient du Moi, ils deviennent ce qui s’appelle la réalité psychique. Il n’est pas ici question de passage à l’acte ou de maladie organique car, dans ces deux cas de figure, la libido est dissociée du signifiant.
L’élaboration scientifique de Freud est d’expliquer comment la psychanalyse peut guérir une souffrance psychique. Guérir signifie ici ne plus souffrir de ce qui faisait souffrir avant, au début du traitement. Il est possible de proposer une thérapeutique – psychanalytique en l’occurrence – en réglant, par la castration symbolique, l’horreur pour l’être de désirer la destruction ou l’éloignement de celui qui l’empêche de jouir de la présence de son objet d’amour. C’est ce que Freud avait appelé le complexe d’Œdipe et que je représente par la mer d’Œdipe pour donner une métaphore visuelle à mes tentatives de transmission de la psychanalyse. Pour que l’être supporte la traversée de la mer d’Œdipe, le clinicien doit castrer l’action des organisations intramoïques sur le Moi du psychanalysant.
Ainsi, il est possible d’affirmer que le complexe d’Œdipe et les organisations intramoïques sont des structures qui habitent n’importe quel être humain, ce qui donne à la psychanalyse un statut universel, à condition que l’être souffrant accepte, pendant sa psychanalyse, la castration. Ce qui est loin d’être le cas.
La castration est possible grâce à la méthode psychanalytique d’association libre et par le maniement des techniques mises à la disposition du clinicien pour la conduite de la cure.
La réflexion sur les rêves a servi à Freud à prouver l’existence du processus de refoulement qui protège le Moi de savoir sur le désir de l’être, désir qui est inconscient et refoulé par le Moi avec le consentement de l’être car ce dernier trouvait que ce qui lui était venu à l’esprit était insupportable, à savoir, 1. sa condition d’être et le rien d’être, 2. le manque qui l’entoure, 3. l’objet qui lui a été donné et qui n’est plus.
Cependant, ce qui lui est venu à l’esprit – retour du refoulé – c’est son vrai, sa véritable condition d’être humain du moins tant que le refoulé l’empêche de parler cette pensée. Ce que la psychanalyse lui propose c’est que, devenant sujet, il puisse supporter d’être sujet prêt à construire sa destinée en prenant en compte le Réel.
Le complexe d’Œdipe, l’objet perdu (sein, regard), objet qui manque, l’objet rien, sont universels autant pour l’être sain que pour l’être souffrant. La différence est que l’être sain arrive à vivre jusqu’à sa mort sans être aligné avec l’objet rien. Il a à sa disposition des actes manqués, des actions fortuites, des erreurs, des rêves, des cauchemars, des visions, des rêveries diurnes, des lapsus, des jeux de mots et d’autres formes contemporaines d’aliénation. L’être souffrant, quant à lui, ne se contente pas de cette situation. Quand le symptôme le fait souffrir sous forme de délires, d’hallucinations, d’idées obsessionnelles et compulsives, de symptômes corporels, ce sont des appels qu’il fait pour inventer, voire construire un savoir sur son être. Le clinicien répond à cet appel en faisant naître, en installant et en nourrissant le transfert. Ceci ne signifie pas que l’être deviendra sujet.
La souffrance de l’être échappe à la conscience donc à son traitement par la religion avant Hippocrate et encore aujourd’hui, par les techniques de dressage du Moi et la psychologie de la suggestion ou du Moi fort.
Freud indique qu’il faut chercher des réponses au-delà de la conscience, au-delà du Moi. Cette indication ouvre la porte à la découverte de l’Inconscient. Mais pour découvrir le monde psychique qui l’habite, l’être souffrant se doit de construire un bateau – que je nomme Psychanalyse – pour aller vers des eaux jamais sillonnées. Freud arrive à descendre le Guadalquivir – fleuve espagnol qui se jette dans l’Atlantique et qui est ma représentation d’une psychothérapie – avec Katarina, Dora, Emmy. Il n’arrive pas à l’embouchure. Il n’y a pas de psychanalyse avec Freud car pour parler de psychanalyse il faut faire le tour – Primus circumdedisti mihi, « Tu étais le premier à faire mon tour », la devise des armoiries de El Cano –, comme l’a fait le navigateur basque. Le Moi est un îlot et la conscience la plage qui l’entoure. L’Imaginaire est l’eau qui entoure cette plage.
Une difficulté propre à faire de la psychanalyse une science réside dans le fait que son objet n’est pas palpable. Mais est-t-il possible de toucher un rayon ou une bactérie sans le truchement des instruments tels que le télescope ou le microscope ? En revanche, il est possible de repérer les effets d’une psychanalyse. De même pour le désir. Il est possible d’accuser réception, voire le coup, du désir chez un sujet. Qui dit cela ? Le sujet concerné, à savoir l’être qui en sortant de psychanalyse occupe cette position, position de sujet.
En psychanalyse, c’est le sujet qui désigne, ou non, la psychanalyse comme responsable de sa réussite. Quand un psychanalysant indique qu’il va mieux, je lui demande si la psychanalyse est responsable de son état d’esprit ? J’ai déjà entendu des réponses comme : « la psychanalyse et les médicaments », « les antidépresseurs et la psychanalyse », « Oui, la psychanalyse est responsable de mon état ». Dans cette dernière réponse, je signale que c’est son désir qui est responsable de son état. Il y a des êtres qui ne supportent pas de reconnaître qu’ils sont animés par un désir d’aller mieux. Le médicament, la psychanalyse, peuvent être utilisés pour que l’être n’assume pas sa responsabilité de construire son désir. Il s’agit ici de l’effet des vestiges des organisations intramoïques sur le Moi du psychanalysant.
Pour justifier l’impossibilité de faire coïncider le système neurologique et l’appareil psychique freudien, j’avais proposé un schéma avec des accolades pour représenter l’espace entre l’organisme et le Moi, la conscience, la parole :
Organisme (système nerveux) { } Le Moi
Personne ne peut savoir d’où viennent les éléments. Les rayons n’ont pas de racines ni les bactéries ni la parole. Pourtant, à un moment à partir du rien (d’où mes accolades) apparaît le rayon, la bactérie, la parole, le désir matérialisé en réalisation, en construction.
Le poète écrira : « subitement une angoisse ». Celui qui a déjà vécu une telle expérience sait que, « du rien » le Moi s’agite et avec lui, l’être, voire le corps tout entier.
La psychanalyse met en évidence que le Moi interprète le Réel par des comblements quand le cœur de la lecture faite par l’être humain du Réel commence par le rien, d’où la difficulté pour les scientifiques et les épistémologues de comprendre que l’être autorise le Moi à se croire maître de la demeure – l’appareil psychique.
{ } = rien
Du rien apparaît la vie dans le ventre d’une femme, un rayon de soleil, une bactérie. Ce sont les effets du soleil ou de la bactérie Yersinia pestis qui sont étudiés par les scientifiques et non la cause. Personne n’arrive au commencement des causes, pour quelle raison exiger cela de la psychanalyse s’il faut isoler le champ opératoire pour qu’une recherche soit scientifique ? C’est à partir d’un champ opératoire que se travaille un objet et non à partir de la cause. La cause est du champ de l’hypothèse. À l’apparition de la peste, on disait que la cause était les non-croyants, des siècles plus tard, on a dit que c’était les rats, des siècles plus tard encore, une puce. Il faut mettre en évidence que, même endormi – à l’instar de la latence en psychanalyse –, dès que les conditions y seront favorables, le bacille de la peste se réveillera et produira encore des effets fâcheux.
La démonstration de l’inconscient ne se fait pas par défaut, mais par affirmation. L’important est de savoir qui l’affirme. Jusqu’à présent c’était un homme qui n’a pas été psychanalysant (Freud), un autre qui avait abandonné sa psychanalyse (Lacan) et qui avait formé des praticiens à devenir des analystes. Je pars du principe que celui qui peut parler de l’inconscient c’est le psychanalysant et, surtout, quand il a l’autorité d’occuper la position de sujet. Celui qui parle de l’inconscient est celui qui en a vécu l’expérience. Celui qui est dans la position de psychanalysant n’est pas encore prêt pour dire ce qu’est l’objet de la psychanalyse. Il faut être dans la position de sujet pour dire ce qu’est l’inconscient, il faut avoir réaliser son désir pour se dire : « mon désir était celui-ci ! ». Il n’est pas possible de savoir sur l’inconscient à partir du conscient, mais seulement à partir de la position de sujet. L’inconscient n’est pas phénoménal, il est structurel, et il appartient à une structure unique, celle de l’être qui y habite.
Le processus psychique inconscient n’est pas l’objet de la psychanalyse. Accepter un tel objet ce serait comme vouloir étudier les lois de l’Univers en physique ou les règles du vivant en biologie. L’objet de la psychanalyse est le désir même si cela suppose des interprétations des pulsions et des voies libidinales venues de l’Inconscient (avec un « I » majuscule pour désigner une libido sans signifiant). À quoi bon étudier un champ qui ne pourra être utile à l’homme ? Je limite le champ de la psychanalyse à l’étude du désir car ce qui caractérise l’être ce n’est pas qu’il a un inconscient ou des pulsions ; ce qui compte c’est qu’il puisse transformer la libido du vaste Inconscient qui l’habite en paroles articulées qui pourront être dites par l’intéressé – le sujet – sur ce qu’est chez lui la pulsion sexuelle, la formation d’une maladie organique.
Pour quelle raison Freud refuse de soutenir l’inconscient comme thèse ? Parce que tenir l’inconscient pour vrai, le soutenir avec une argumentation et le défendre contre des objections est le travail du psychanalysant devenu sujet et non du psychanalyste. L’inconscient comme thèse figerait la psychanalyse. L’inconscient comme hypothèse reste une proposition, indépendamment de sa valeur de vérité. Avec cette ductilité, il est possible de faire des propositions comme celles qui ont déjà été et faites et attestées telle que la clinique avec le psychotique, l’autiste, l’être atteint d’une maladie organique.
Il est impossible d’avoir les preuves de l’inconscient, comme il est impossible d’avoir les preuves des étoiles ou des bactéries sans le recours au truchement du télescope ou du microscope. Or, il n’est pas possible d’avoir un microscope pour l’inconscient ou un télescope pour le désir. Ou on compare le comparable ou il convient de conférer à la psychanalyse le statut de science la plus proche du Réel puisqu’elle reconnaît la limite de l’être humain et qu’elle propose à l’homme de vivre avec cette limite. Les neuroscientifiques, l’autre nom des psychologues, se plient à des critères de science que même les scientifiques les plus rigoureux ne peuvent pas suivre car le Réel échappe à tous les êtres humains, sans exception.
Ce n’est pas que la validation de l’inconscient échappe sine die, c’est que, l’inconscient, comme d’autres représentants du Réel (comme la nature ou les étoiles) échappent à l’être humain même si le Moi fait semblant qu’il est possible d’attraper un bout du Réel. Le Réel, ainsi que ses représentants, n’ont pas d’intention et échappent radicalement à l’être humain.
Freud a raison de vouloir l’empire de la connaissance pour sa science. Son erreur est d’avoir pensé que la psychanalyse pouvait se transmettre par la formation des Moi des analystes. La connaissance est une opération scientifique pour justifier au public la raison d’être de la psychanalyse, mais cette connaissance se fait une fois que l’être est dans la position de sujet qui a d’abord construit son savoir sur son désir. C’est à partir de son propre savoir que le sujet pourra transmettre sa connaissance sur la dynamique, la topologie et l’économie de l’appareil psychique auxquels sont soumis les êtres humains. Un savoir ne se transmet pas, un savoir se construit pour soi. Une fois ce savoir construit, il est possible d’enseigner la psychanalyse.
Le psychanalyste opère à partir de l’hypothèse que l’inconscient est structuré comme un langage. Il n’interprète pas l’inconscient, ni surtout l’Inconscient, car, même s’il est à l’intérieur du bateau de la cure, celui qui peut interpréter c’est le psychanalysant. Le clinicien se limite à interpréter quand ça s’avère nécessaire, son interprétation n’aura de validité que si le psychanalysant la valide. Le sujet interprète et cela n’engage que lui puisqu’il est hors du champ psychanalytique. C’est le sujet qui apporte la preuve de la scientificité de la psychanalyse. Le clinicien conduit la cure et il n’a rien à déclarer de la psychanalyse puisqu’il assume la pratique et non la théorie de la psychanalyse.
La preuve de l’inconscient peut être réalisée expérimentalement par celui qui vit l’expérience et non par celui qui conduit la cure, puisqu’il n’existe pas d’auto-analyse.
L’inconscient n’est pas l’objet de l’expérience psychanalytique, l’objet de l’expérience psychanalytique c’est le désir de l’être de savoir sur le désir de l’Autre non barré et de construire son propre désir à partir du désir de l’Autre barré. Une fois sorti de psychanalyse, une fois construite sa responsabilité de conduire aussi sa destinée – ce qui est une forme de reconnaissance que le désir de l’Autre et le Réel sont pris en compte par lui – l’être pourra, en regardant en arrière, reconnaître avoir réussi à construire sa responsabilité. Le travail, l’amour ne sont que des formes secondaires de cette construction.
Il n’y a pas de « comme si » dans une telle opération : il y a une construction de responsabilité ou non.
Le refoulement n’empêche pas la preuve de l’efficacité de la psychanalyse. Une fois le refoulement accessible, l’être pourra constater que le matériel qui a été refoulé l’a été parce qu’il ne convenait pas à l’aliénation du Moi. Le Moi ne veut rien savoir de la castration ou d’un quelconque changement qui pourrait le faire perdre ou manquer. Il veut la paix, l’autre nom de l’aliénation qui le caractérise.
L’interprétation en psychanalyse n’est pas de l’ordre du déchiffrement mais d’une hypothèse. Elle peut être imaginaire si l’interprétation vient du Moi ; elle est symbolique – et donc plus proche d’une lecture vraie du Réel – si elle vient de l’être. L’interprétation symbolique ne fait pas de liaison, elle ne jette pas de pont, elle construit des canaux – ce qui suppose perte, manque – pour que la libido circule en nourrissant la pulsion de construction, l’autre nom d’Ἔρως.
L’interprétation du rêve est scientifique parce qu’elle propose à l’être d’avancer dans sa cure ou de rectifier la direction de ladite cure par une technique propre à la psychanalyse.
Freud, en bon terrien, associe l’inconscient à une hypothèse archéologique. Je propose de déplacer toute la psychanalyse vers une métaphore aquatique. L’inconscient représenté par l’océan rend l’expérience humaine terrifiante. À la venue de l’être au monde, le Moi choisit d’ignorer un monde sauf quand l’être n’en peut plus du cerbère (l’autre nom du Moi) qu’il a mis en place pour ne pas assumer ses responsabilités d’être.
Il est vrai qu’une hypothèse ne donne pas le statut de science à la psychanalyse. La déduction de la présence de l’inconscient chez l’être vient de la preuve de son désir qui n’est autre qu’un bout de l’inconscient symbolisé. Le désir est ce qui est prélevé de la pulsion qui est elle-même ce qui a été prélevé de l’inconscient structuré comme un langage. Il est impossible de toucher l’inconscient mais il est possible de toucher du doigt le désir d’un être. L’analogie entre l’inconscient qui nourrit l’être et l’être qui est grâce au désir n’exclut pas l’identification de l’être à l’Autre barré. La psychanalyse est un effort de séparation de l’être de son Moi pour l’approcher de l’Autre barré.
L’inconscient n’est pas une hypothèse acquise par inférence. Il faut aux cliniciens une exigence de preuves solides. Une interprétation en psychanalyse vient du psychanalysant, ce qui propulse la cure vers l’avant mais ne la justifie pas encore. C’est à la sortie de psychanalyse que le psychanalysant, devenu sujet, pourra regarder le travail accompli et indiquer que tel était son désir. L’interprétation, ici symbolique, est œuvre du sujet, comme son explication (théorie) de la cause de son symptôme, de ce qui le faisait souffrir.
Un fait psychanalytique – l’autre nom de l’acte psychique (symptôme psychique ou corporel), maladie organique – est passible d’être interprété, à condition que l’interprétation sorte de la bouche du sujet.
Ce n’est pas la clinique qui apporte la preuve de la scientificité de la psychanalyse, c’est ce que l’être, dans la position de sujet, construit comme responsabilité de conduire aussi sa destinée. En d’autres termes, il est possible de savoir sur les effets d’une psychanalyse et d’avoir les preuves, à partir du témoignage du sujet et après sa mort, pour le sujet barré, du psychanalyste par ceux qui ont fréquenté son divan.
La théorie s’applique dans la clinique par le clinicien, ce dernier peut, par exemple, prédire grâce au diagnostic structurel. Il ne s’agit pas d’une prédiction rigide comme les calculs d’une comète sans vie dans un environnement sans gravité, sans le voisin du quatrième étage, sans l’amour d’un partenaire et sans la haine du colérique. Il s’agit de prédictions modestes mais suffisantes pour déterminer le retour en consultation possible après un abandon chez le psychotique et éviter le risque de suicide.
La psychanalyse est agressée épistémologiquement depuis sa naissance. Ce n’est pas une plainte, c’est un constat amusé. La théorie de Freud n’est pas sortie indemne des débats et tant mieux. Une théorie est sur la table d’opération pour être disséquée par la clinique et même charcutée par les novices. Si elle résiste aux assauts, c’est qu’elle est excellente.
La psychanalyse ne vit pas de la théorie de Freud, de Lacan, de Klein. Elle vit de la théorie du psychanalysant pendant sa traversée et de celle du sujet à son arrivée.
Le psychanalyste n’invente pas ; c’est son être qui invente. Il construit, à partir de chaque psychanalysant, des rectifications et ajustements pour la psychanalyse en tant que science, pour la théorie psychanalytique, pour la prochaine psychanalyse dont il assurera la conduite. L’échafaudage est toujours solide, jusqu’à preuve du contraire.
La psychanalyse ne doit pas s’astreindre à la scientificité du modèle des sciences exactes. Ce serait une absurdité. L’être humain n’est ni une comète ni un virus. La rigueur scientifique, oui, la rigidité du Moi, non.
Il est tout à fait possible de transmettre la psychanalyse au travers du discours de la science ; pas avec le discours de la science physique ou biologique. Puisque ces sciences ont un discours qui leur est propre, la psychanalyse transmet aussi avec son propre discours. C’est ce que je m’applique à faire à partir de la théorie freudo-lacanienne qui m’inspire.
La psychanalyse n’est pas pour tout le monde, tout comme la physique, la géométrie, la chirurgie. Cela ne fait pas de la psychanalyse une science élitiste. Construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée est possible pour l’être apte, objectivement apte (par exemple, le psychanalysant), à devenir sujet. L’expression latine Quod licet Iovis non licet bovis n’est ni élitiste ni discriminatoire, elle indique simplement que ce qui est permis à l’être désireux de devenir sujet n’est pas permis au Moi de l’être.
Pour valider la science psychanalytique il faut, d’abord, la nommer de son bon nom. La traiter de science analytique et celui qui l’exerce d’analyste et celui qui désire savoir sur le désir de l’Autre d’analysant, c’est le début de la fin de toute entreprise de scientifisation de la psychanalyse.
Comment prouver de manière extrinsèque, réfutable et objective la validité de l’hypothèse de l’inconscient freudien ? La preuve viendra du sujet et non des non-psychanalystes, non- psychanalysants, non-amis de la psychanalyse pas plus que de ses amis, d’ailleurs. Pour examiner la scientificité de la psychanalyse, il faut que l’examinateur soit dépossédé de passion, qu’il écoute comment le sujet était avant sa psychanalyse et comment il est à sa sortie de psychanalyse. À partir de là, sans passion et sans mauvaise foi, quand il écoutera le sujet dire : « Ces résultats [favorables dans mon quotidien] sont dus à ma psychanalyse », il validera que la psychanalyse est un traitement, voire un vaccin, contre la difficulté, voire l’impossibilité d’être dans ce monde.
Une psychanalyse est longue. Le temps qu’elle exige n’est pas de son fait mais de l’exigence propre à la construction du canal qui fera circuler la libido par une voie possible. La résistance est de la roche. La psychanalyse ne donne pas de garantie de réussite, même quand l’être devient sujet. Elle ne peut pas garantir qu’il n’y aura pas de retour des symptômes. En établissant comme objectif à la psychanalyse, pour le sujet, de construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée et, pour le sujet barré, la charge de construire son existence, le processus de réfutabilité se limite à détruire le dispositif mais n’engage pas l’être, dans la position de sujet, à être responsable de ce qui lui arrive ou de ce qui lui arrivera. En d’autres termes, ce que la théorie de Popper induirait serait d’imputer la responsabilité du bateau dans le fait que le marin se soit noyé. La psychanalyse, quant à elle, dit au marin : « rame, rame sans compter ! ». S’il arrive à bon port ou à un bon mouillage, il sera entièrement responsable de ce qui lui arrivera après. Si un malheur arrive, le sujet a la responsabilité éthique de construire des solutions et non d’aller se plaindre en disant « c’est la faute à », comme il faisait quand il était petit, ou quand il commençait sa psychanalyse. Par sa position éthique, l’être prouve avec son désir qu’il est devenu un sujet. Objectivement, cela se vérifie en lui posant la question de savoir comment il est dans le monde depuis qu’il est sorti de psychanalyse. L’amour, le travail, les amis, l’étude, le corps, les divertissements sont des critères qui peuvent montrer objectivement, indépendamment du sujet, où passe la libido dans son état pur, sous la forme de pulsion et sous la forme de désir.
La psychanalyse n’est pas une science prédictive parce que son objet d’étude est vivant, pensant, parlant, désirant, interagissant avec ses semblables, porté par un océan nommé libido. Comment prédire si l’éventail de voies est aussi large ? C’est pour cette raison que j’avais proposé de réduire l’objet de la psychanalyse de l’inconscient au désir, même si je reconnais que le désir est une partie de la pulsion, qui vient elle-même de l’inconscient. Évidemment, il est plus facile de prédire le passage d’une comète car elle ne respire pas, elle n’a pas de parents, elle ne parle pas, ne désire pas et n’a pas d’ami. Il est plus facile de travailler avec des bactéries et faire des prédictions : elles ne parlent pas, ne désirent pas, n’ont pas d’amis…
Il faut comparer le comparable et exiger ce qui est possible des effets d’une psychanalyse. Je ne touche pas une comète ni une bactérie. Je touche une main, je touche un visage tordu de douleur avec le dos de ma main pour signaler ma solidarité sans laisser de possibilités d’ambiguïté dans le geste.
Ce n’est pas le psychanalyste qui apporte l’intelligibilité rétrospective, c’est le sujet à la sortie de sa psychanalyse. C’est lui qui témoignera de ce qu’il a vu et vécu pendant son voyage dans les eaux jamais sillonnées de son inconscient ; inconscient unique, puisque le sien, façonné à partir de la génétique de ses parents, des organisations intramoïques et du Moi de ces derniers. Ici déjà, l’évaluation prend une tournure immensément complexe. Le psychanalyste ne se dérobe pas d’avoir à témoigner de la scientificité de la psychanalyse. Mais il ne faut pas être sadique, voire méchant, au moment de lui demander des comptes.
La transmissibilité de la psychanalyse passe par un dénominateur commun, à savoir le complexe d’Œdipe freudien que, par désir de faire comprendre la psychanalyse, j’avais métaphorisé en le nommant mer d’Œdipe. Quand l’être humain souffre psychiquement, corporellement ou organiquement et qu’il vient vers le psychanalyste, ce dernier doit conduire la cure, suspendre les séances. Quand le discours est dit librement, cela indique que la proue du bateau nommé Psychanalyse fend les eaux vers la mer d’Œdipe. Voilà pour quelle raison la médecine, la psychiatrie, la chirurgie ne peuvent faire fi de la présence du psychanalyste dans leur quotidien clinique. Il est le seul à savoir conduire le bateau de la cure dans les flots de l’océan inconscient et Inconscient, vers la mer d’Œdipe et au-delà, jusqu’à bon port ou bon mouillage.
Même si elle est calquée sur le modèle hypothético-déductif, la psychanalyse ne se dérobe pas de l’exigence d’une observation réitérable et objective. Le problème ce n’est pas la psychanalyse mais le modèle des sciences empiriques. Il n’y a pas de répétition chez l’être humain. À chaque instant il n’est plus. La comète répète son parcours mais elle n’est pas au courant puisqu’elle n’a pas conscience d’être. De même pour la bactérie. Donc, je retourne à la perspective du chercheur. Il pense répéter une expérience mais, spatio-temporellement, ses conclusions peuvent se révéler être fausses pour lui. D’où l’importance de mettre en évidence qu’une théorie est scientifique quand elle peut être détruite et que ses représentants supportent cette idée, sinon ils seraient dans la foi religieuse. Une telle logique doit concerner la théorisation en physique, biologie et en psychanalyse.
Il n’existe pas de répétition de l’inconscient. Ce qui existe c’est une insistance inconsciente pour que le retour du refoulé soit reconnu par le Moi. Il y a aussi d’autres types d’insistances, quand la libido passe par la bucca, dans le cas des symptômes corporels, ou quand la libido se détache du signifiant comme dans le cas des maladies organiques.
Ce n’est pas en s’analysant qu’on devient analyste. Cette formule dénote déjà la pauvreté du langage nécessaire pour que la psychanalyse puisse être reconnue comme scientifique. C’est en sortant de psychanalyse que le psychanalysant devient sujet, et non psychanalyste. Le psychanalyste est celui qui a assuré la psychanalyse d’un psychanalysant. Quand ce dernier devient sujet, le supposé-psychanalyste, le clinicien qui a assuré la cure, devient psychanalyste.
Il ne faut pas compter avec la sorcière ni avec la métapsychologie pour régler les difficultés que rencontre la psychanalyse dans son rapport avec le discours scientifique. Il faut examiner, à la sortie d’une psychanalyse, s’il y a ou non sujet. Si sujet il y a, il y a eu psychanalyse. Si le sujet construit sa responsabilité de conduire sa destinée, c’est son choix et c’est un gain pour la psychanalyse, même si de ce dernier, elle n’attend rien.
La Chose de Lacan, l’inconscient de Freud, ne sont pas du même registre : la Chose fait référence à l’Inconscient, un registre inaccessible pour l’être parlant.