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Locataire

Fernando de Amorim
Paris, le 28 octobre 2023

Pour E. de A, L. M. et L. B.

Le rapport entre le langage et le Réel n’est pas impossible puisque les animaux ont un langage qui échappe à l’être humain, mais il est bien possible de remarquer qu’ils répondent à des sollicitations de l’ordre du besoin (faim, accouplement, soif, abri, défense, attaque). L’être humain a aussi des formes de langage mais comme ce langage est contaminé par le Moi, il est difficile de traduire ce langage et surtout de le généraliser : un homme renfermé ne signifie pas qu’il soit fâché avec son interlocuteur, il est probablement encore fâché avec son patron, avec son épouse, avec son voisin.

Pour rendre scientifique une expérience humaine, il est nécessaire de demander à l’être ce qui le rend taciturne, et non d’interpréter à sa place car cette manière de procéder n’a pas rendu l’expérience humaine scientifique parce que parler ce n’est pas suffisant. La psychanalyse propose que l’être associe librement ses pensées pour que ces dernières puissent apprendre au Moi ce qui fait véritablement souffrir l’être. Déjà, ce qu’il m’est possible de dire, c’est que ce qui fait souffrir et ce qui angoisse le Moi c’est l’Autre non barré qui l’habite.

L’élaboration scientifique, l’ébauche de la science commence avec chaque enfant, à condition que le parent ne l’interprète pas selon ses critères de majeur, c’est-à-dire en prenant appui sur son Moi ou sur ses organisation intramoïques.

Quand l’enfant s’engage à construire, il fait appel à l’Autre barré alors que lorsque le majeur se met à faire science, il invente puisqu’il compte avec son Moi. La suite logique (logique imaginaire) est que le Moi mentira sur ses résultats pour gagner des bonbons, des bons points ou de l’amour – l’autre nom des subventions, titres et décorations – jusqu’à la découverte du pot aux roses : tout est faux.

Il est des psychanalystes – des analystes comme ils se nomment – qui ne sont pas au rendez-vous avec la construction de leur existence. J’en veux pour preuve qu’ils ne veulent plus entendre parler du divan pour eux, ou lorsqu’ils veulent plaquer leur interprétation sur le Réel. Il faut que leur Moi sache que cela ne colle pas. Le Réel n’adhère pas à l’Imaginaire.

Un fantasme n’est pas un symptôme. Ce dernier fait souffrir, le premier est une invention du Moi pour se penser maître en sa demeure, qu’il s’agisse de son propre corps, du corps de sa femme, de son homme, de son milieu professionnel, qu’il s’agisse de la consultation, « mes patients », de la salle de cours, « mes élèves », ou de son laboratoire. Un fantasme est mis en place pour que le Moi ne souffre pas. Si le Moi s’angoisse, il y a là l’indicateur clinique que l’être se désolidarise de cette instance. La suite est que α) si l’être supporte la perte de cette amitié d’enfance – je rappelle au lecteur que l’être et le Moi sont intimes depuis la plus tendre enfance – tout en continuant sa psychanalyse, β) si l’être cherche et trouve abri du côté de l’Autre barré pour ainsi faire peau neuve, γ) il est possible d’évoquer le début de la transformation de l’être vers sa subjectivation. Tout ce procédé (α, β, γ), est nommé processus de castration. À la sortie de psychanalyse, l’être occupera la position de sujet. Grâce à la Durcharbeitung, le sujet construira sa responsabilité de conduire aussi sa destinée.

La visée d’une psychanalyse n’est pas d’atténuer un symptôme, ça c’est la visée d’une psychothérapie. La visée d’une psychanalyse est de faire en sorte que la libido qui nourrissait le symptôme puisse être utilisée pour la construction – Durcharbeitung – de la position de sujet.

Dans le schéma ci-dessous (Fig. I), avant la sortie de psychanalyse, toute la libido nourrit les organisations intramoïques, et envoie quelques gouttes au Surmoi. Après une psychanalyse, la libido passe par le Surmoi, et ce sont les organisations intramoïques qui reçoivent quelques gouttes (Fig. II).

Où se trouve la science ici ? Dans l’opération de séparation de l’être et du Moi ; dans la construction de la subjectivité ; dans l’engagement de l’être barré avec l’Autre barré visant la construction de la position de sujet. En d’autres termes, elle est dans l’usage rigoureux que fait le psychanalyste du transfert, de la méthode et des techniques qu’il emploie dans la conduite de la cure (de la psychothérapie à la psychanalyse, de cette dernière à la position de sujet).

La science psychanalytique ce n’est pas faire pareil, c’est faire en sorte que chaque être, unique, devienne sujet.

L’objet, l’objet de la pulsion, n’a pas de représentation. Cela est dû au fait que le but de la pulsion est représenté par un carré et que l’objet de la pulsion est représenté par un cercle. L’impossible est constitué, pour l’être, par le fait qu’il est impossible de repérer l’objet de désir dans un même espace et dans un même temps. Si la physique quantique pense pouvoir mettre en place un tel dispositif, ce dernier est impossible pour l’expérience humaine. Je ne travaille pas avec des atomes mais avec des êtres qui sont soumis à des variantes, à des variables, à des influences de toutes sortes. Je suis content pour Léonhard Euler et pour son équation. Mais il travaille avec la dérivée du courant, le temps, la pression. Il m’est impossible de vouloir transposer l’expérience d’une feuille ballotée selon la logique des eaux. En revanche, il est possible que l’être en psychanalyse construise sa pirogue, descende la rivière psychothérapie, prenne l’océan Inconscient, arrive à bon port ou à un bon mouillage et qu’il construise ainsi sa responsabilité de construire aussi sa destinée. L’être humain n’est pas une feuille, il est terrien, l’eau en excès le tue.

L’objet se dérobe à l’être parce que le temps ne s’arrête pas. En revanche, le Moi reste figé à un moment de la fin de la vie infantile et fait semblant d’être toujours la petite fille qu’il était même si elle a 47 ans, vit du chômage et fait la fête du vendredi soir jusqu’au dimanche soir. Elle paye 2 euros 50 la consultation et quand la jeune clinicienne lui demande d’augmenter le prix, elle répond : « Je n’aime pas payer ! ». La visée d’une telle opération est d’ignorer que le bateau du temps passe et qu’il va vers la fin de l’expérience humaine de l’être sur cette planète. Le Moi aliéné balaye le Réel d’un revers de main et propose à l’être, comme dans la chanson : « Alors on danse ! ».

Il est important qu’un psychanalyste continue sa psychanalyse personnelle durant toute sa vie professionnelle afin qu’il n’interprète pas à la place du psychanalysant. Le travail du psychanalyste en séance n’est pas de parler. Le Moi de l’analyste a des normes telles que le monde sera lu par lui comme étant une expérience névrotique. Il n’y a pas de psychanalyse avecune telle lecture.

Le psychanalyste se doit de ne pas amener son symptôme en séance. Il a le devoir de régler ses symptômes dans sa propre séance de psychanalyse. Coucher avec une patiente n’est pas un accident de parcours ni un accident de travail, c’est une faute clinique grave.

La fonction du psychanalyste, disais-je, n’est pas de parler ou d’interpréter le monde, mais, en séance, d’écouter et de veiller à la direction de la cure, selon la structure psychique. C’est cette règle qui peut rendre la psychanalyse scientifique, et non d’interpréter à tort et à travers, surtout de travers. Ce genre d’interprétation, qu’il s’agisse d’un chat mort ou vivant ou d’un monde névrotique selon le Moi névrotique de l’analyste, est du registre de l’interprétation imaginaire.

Si le Moi du psychanalyste, comme le Moi du scientifique, croient ou ne croient pas au hasard dans l’expérience ou à la lecture imaginaire du symptôme, cela vient simplement signaler qu’ils font fausse route. Le plus sûr pour l’être humain dans sa tentative de lire le Réel est de se fier au Symbolique. Au-delà de ce registre, l’expérience humaine est prise en charge par l’Imaginaire et tout résultat, scientifique ou clinique, risque de tomber dans une invention sans souffle ou désastreuse.

Est-il possible de pousser toute expérience humaine uniquement à la dimension symbolique ? Bien sûr que non ! La preuve ce sont les situations d’angoisse où l’être était nourrisson ou même dans le ventre maternel. Le psychanalysant invente, délire ? Il faut attendre la preuve de l’apaisement et de la construction à partir du rien, de l’inaccessible d’une telle expérience pour témoigner de sa véracité. À une époque où l’être n’a pas accès à la parole, il n’a que le langage corporel des cris, des symptômes dermatologiques variés pour exprimer sa détresse face au Réel et au désir de l’Autre non barré, ainsi qu’au Moi du majeur qui l’entoure. En psychanalyse, le psychanalysant associe cette situation infantile avec ce moment éloigné de plus de quarante ans. Le temps-espace du nourrisson se trouve lié par le Symbolique avec l’être qui associe librement et pleure « comme un nouveau-né », selon ses mots, sur le divan. L’émotion, même sans le souvenir de la scène traumatisante, s’attache au signifiant, l’association libre produisant ainsi l’apaisement de l’être. Son apaisement est la preuve subjective que la conduite rigoureuse de la cure – la méthode – et le maniement des instruments – les techniques – mises à sa disposition par la psychanalyse rendent l’expérience favorable et donnent à cette dernière son statut de science.

La preuve scientifique subjective ouvre la voie à un nouveau savoir et une vraie construction, toujours subjective. Est-il possible de toucher du doigt une telle expérience ? Dois-je me réfugier dans la définition d’aporie ? Inutile. L’être interprète son angoisse comme étant le moment où son être ne pouvait pas accéder à l’Autre barré. Aujourd’hui, grâce à la psychanalyse, cela lui est possible. Il n’est plus nécessaire d’évoquer une quelconque contradiction insoluble dans le raisonnement, c’est-à-dire dans l’interprétation qu’il fera, grâce au Symbolique, du Réel.

À la sortie d’une psychanalyse, pas d’angoisse, pas de mythe, pas de religion. Le nouveau champ de savoir est ce que l’être barré a construit jusqu’à devenir sujet, position où il est responsable de conduire aussi sa destinée. Son affaire ce n’est plus l’autre, à savoir, papa et son argent de poche, maman et ses bisous, l’État et les subventions qui tardent à arriver, mais la construction de sa responsabilité de conduire aussi sa destinée.

L’objet perdu est l’objet fondamental pour que le Moi puisse savoir à quoi s’accrocher. Cet objet est imaginé par le Moi pour se dire ce qu’il a perdu.

L’objet propre à la psychanalyse est l’objet rien, objet que l’être vit comme étant inexistant en lui. Ce manque radical est propre à l’être humain.

Le Réel de la science ainsi que le Réel de la psychanalyse n’existent pas. Ce qui existe c’est l’interprétation symbolique ou imaginaire : interprétation imaginaire inventée par le Moi du scientifique ou du clinicien ; interprétation symbolique construite par l’être du scientifique ou du clinicien pour lire le Réel.

Le Moi est locataire de l’organisme. C’est un locataire indélicat, qui inventera un corps enveloppé d’Imaginaire dont le Moi accouchera faisant ainsi fi de la vie biologique. Il n’y a pas de « en même temps » dans l’expérience humaine. Cette logique vise à esquiver la castration.