Fernando de Amorim
Paris, le 14 septembre 2024
L’agressivité chez l’être humain est une constante dès ses débuts dans la vie. La clinique de Freud, dès 1915, m’a enseigné que l’agressivité, lorsqu’elle ne trouve pas une destinée vers l’autre, se retourne vers le Moi-même. Freud avait le désir de faire de la psychanalyse une science ; ensuite Lacan a traité, par-ci, par-là, ce dossier épistémologique majeur. Après lui, le psittacisme a pris les entrailles des paresseux et il ne fut plus question de psychanalyse en tant que science.
Comment donc étudier l’agressivité à partir de la psychanalyse ?
Une patiente détestait sa sœur. Ce sont ses mots. Puis elle commence à se dire méchante. Puis elle interprète le déclenchement de son cancer comme une punition, comme un retour contre elle-même de sa méchanceté, contre ses pensées agressives envers sa sœur.
Cette association d’idées liée au déclenchement de son cancer a débuté avec une question : « Pourquoi ce cancer chez moi ? »
Pour prendre au sérieux le discours des patients et non les rejeter comme anti-scientifique, j’avais appelé fantasmatisation de l’organisme les théories, imaginaires, des êtres dans la position de malade ou de patient, sur le déclenchement d’une maladie organique.
J’avais appelé corporéification de l’organisme une théorisation qui naît quand l’être est sur le divan, donc dans la position de psychanalysant. Cette dame dira : « J’avais fait cette maladie [le cancer] pour que les gens que j’aime prennent soin de moi. »
Inutile de chercher la véracité scientifique de ces dires. En revanche, ce discours produit un effet transformateur dans la relation de la psychanalysante avec sa maladie. Elle prend davantage soin d’elle, écoute davantage son médecin, respecte la prescription thérapeutique. Ce médecin dira même : « Elle m’aide davantage ! »
Comment expliquer cela ?
Mon explication est une tentative de théorisation. En reconnaissant son organisme malade, elle commence à le transformer en corps. Ce corps dont maintenant elle prend davantage soin. Elle reconnait la finitude de son expérience humaine : « Je suis prisonnière de ma vie. Pour me sortir de cette prison, j’avais fait un cancer. »
Elle continue : « Mon cancer est la preuve de ma faute, de ma culpabilité. Je me sens coupable et donc je fais un cancer, puis j’avais fait un cancer parce que je me sens coupable. » Elle ajoute : « Je fais un cancer par manque d’amour ! »
Encore elle : « Je veux montrer à tous comme je suis forte. Je veux faire ce que personne est capable de faire : faire des cancers et m’en sortir… »
Elle est à sa deuxième rémission. La haine est palpable : « Je suis dans la vie pour me mettre à l’épreuve ! » Elle ajoute :
— « Par peur de m’ennuyer, je fais des cancers. Quand je suis malade, j’ai un objectif : m’en sortir. Quand je ne suis pas malade, j’avance vers la mort, car elle est au bout. De tout façon, je ne sais pas à quoi sert de vivre. En revanche, je sais qu’au bout, il y a la mort. Mon cancer est l’expression de mon ego démesuré, comme vous avez dit.
— Ah ! vous validez mes dires ?
— Oui !
— Donc, ce ne sont plus mes dires, ils sont à vous ! »
Elle continue : « Je suis fatiguée de la vie. Avant je n’étais pas fatiguée de la vie, je voulais simplement la mettre à l’épreuve. Maintenant j’ai envie de m’ennuyer. »
Le clinicien l’écoute. Cette dame est venue car agressée par son compagnon alcoolique, après sa difficulté à faire le deuil du suicide de sa mère. Dans cette famille, les filles étaient des objets sexuels des oncles et grands frères.
Elle est réhospitalisée, car elle vient de faire une autre rechute.
Les séances continuent par téléphone.
Celui qui peut dire si la psychanalyse est une science, c’est le psychanalysant. Mais pour savoir si le psychanalysant est devenu ou non sujet, il est nécessaire que le supposé-psychanalyste soit apte à occuper la position de psychanalyste.
C’est ce qui manque à la psychanalyse : des psychanalystes. Beaucoup d’analystes, beaucoup de livres écrits, mais une fois pressé, quid du jus ?
Je n’affirme pas que la psychanalyse est une science, je suspecte fortement qu’elle le soit. Cette suspicion m’accompagne depuis plus de quarante ans.
J’ai l’impression qu’il y a plus de science dans la psychanalyse que dans le discours de ses détracteurs.
Pourquoi je pense qu’elle est une science ? Parce que, quand j’examine ma vie d’avant la psychanalyse et mon quotidien après ma psychanalyse, je peux témoigner qu’elle m’a révélé ce qui fut dévoilé à l’équipage de Magellan le 27 novembre 1520, à savoir qu’il y avait aussi dans mon être un passage vers ce qu’il avait nommé océan Pacifique. Être en paix, vivre en paix, construire un amour tranquille, travailler avec plaisir ? Inimaginable, inenvisageable avant la traversée de ma psychanalyse, rendu possible à la sortie de ma psychanalyse. Ma propre psychanalyse fait-elle de la psychanalyse une science ? Non, si je suis seul à témoigner. Cependant, l’étude des témoignages des sorties de psychanalyse, sans passion, sans tristesse, sans haine et volonté d’ignorance, pourra ouvrir une nouvelle épistémologie, d’Aristote à Kant, de Kant à Freud et Lacan.
Comment prouver que c’était la psychanalyse et non les dieux de l’Olympe, les produits pharmaceutiques, les techniques de dressage qui ont produit cet effet transformateur ? Par le témoignage de mon Moi d’avant la psychanalyse et de mon être après la psychanalyse.
Ce n’est pas une méthode que j’avais prélevée du désir de scientificité de Claude Bernard, c’est une méthode – méthode verticale, comme je l’appelle – que j’avais mise sur pied à partir de ma propre expérience clinique. Je ne répète pas Freud ou Lacan. Je les étudie critiquement. Jusqu’à présent, je pense que la psychanalyse est une science.