Fernando de Amorim
Paris, le 29 décembre 2024
Il est atteint de ce qu’il nomme, comme son médecin, son psychiatre et son psychologue aussi, une maladie psychosomatique. Sa souffrance au travail le pousse à se gratter du matin au soir.
Il dit n’avoir pas aimé son corps jusqu’à présent. Depuis qu’il est en psychothérapie avec un psychanalyste, « j’ai un corps et je l’aime », dit-il.
La psychothérapie utilise un crochet de boucher pour accrocher le Moi. C’est une forme de séduction. Une psychanalyse utilise un hameçon pour que le Moi morde et reste au maximum de ce à quoi il songeait dans la construction de sa subjectivité. Une fois sorti de psychanalyse, le sujet utilise un mousqueton pour grimper, pour avancer, pour ne pas tomber.
Pour quelles raisons utiliser ces trois éléments métaphoriques pour parler du transfert ? Afin d’illustrer que le Moi s’accroche au clinicien au nom de l’amour du transfert. Dès que ce transfert est troublé ou déçu, le Moi se décroche, car il n’y a pas un engagement éthique. Il n’y a pas d’ardillon dans le crochet du boucher. Le Moi ne vient pas en cure pour savoir mais pour arrêter de souffrir.
En psychanalyse, le Moi est mordu par le désir de savoir de l’être. Cet amour de transfert le pousse à s’accrocher même quand la navigation lui semble inextricable. L’obscurité, « espesse et inextricable », comme l’écrit Montaigne dans ses Essais (Livre II, chapitre XII), le pousse à aller au-delà de la limite que son Moi pense être le terminus. C’est le désir de l’être de s’accrocher à sa construction, car personne ne l’y force. C’est comme devenir et rester psychanalyste. Personne ne force quelqu’un à devenir psychanalyste. S’il le désire, c’est parce que c’est son désir. Qu’il assume son désir aux cent mille diables ! Ou qu’il l’abandonne.
Dans la position de sujet, l’être choisit de s’accrocher à son désir de construire avant l’arrivée de sa mort biologique, inévitable pour le Moi, nécessaire pour l’être.
Puis, monsieur entre en psychanalyse. Il se gratte moins.
En tant qu’enfant, puis en tant que psychanalysant, j’examinais avec curiosité ces gens qui se disent psychanalystes. Après des décennies de psychanalyse personnelle, je suis arrivé à la conclusion qu’ils n’occupent pas la position de psychanalyste. Ils sont ce qu’ils disent, à savoir des analystes. Ils acceptent d’être nommé psy. C’est tout à fait vrai tout cela.
En d’autres termes, l’être possède le désir de devenir psychanalyste, mais, de toute évidence, son Moi a saboté l’expérience désirante en le poussant à quitter la position de psychanalysant.
Au sein du RPH – École de psychanalyse, tout psychanalyste l’est du moment de sa passe jusqu’à l’accueil du prochain patient. Ce dernier, en l’installant dans la position de psychothérapeute, annule instamment sa gloire narcissique de se dire psychanalyste. Cela du point de vue clinique. Du point de vue social, il est effectivement psychanalyste, mais, en inventant que la psychanalyse du psychanalyste est sans fin, nous (la société, ses collègues de l’École, ses proches et bien évidemment l’auteur de ces lignes) gardons un œil sur la véracité de sa sortie et de son désir d’occuper la position de psychanalyste.
Se comporte-t-il, du point de vue de l’éthique, comme un psychanalyste ou comme un maître, comme un escroc ou comme un sadique, comme un petit séducteur ou comme un grand baiseur ?
De là l’importance de mettre l’accent sur la formule position de psychanalyste et non sur la formule place du psychanalyste, car cette dernière est imaginaire.
Donc, ce psychanalysant avait des démangeaisons ; il se gratte désormais moins, certes, mais comme il est dit familièrement, il n’obtient rien : « Tu peux te gratter ! ». Il avance très bien dans sa psychanalyse, mais là il tombe sur un os : il part en vacances et rechigne à payer les séances manquées. Je ne cède pas, pas encore. J’ai mes arguments :
Le premier vient d’Anaximandre et de son ἄπειρον1, dans lequel un espace, au sens topologique, est un locus qui peut être occupé par un être (malade, patient, psychanalysant, élève), cela indépendamment du fait qu’à ce moment précis, au moment de la séance de psychothérapie, de psychanalyse, de supervision ou de contrôle, l’être l’occupe ou non. Le temps est illimité, l’espace aussi, mais pas le Moi. En refusant de payer la séance, le Moi se prend pour ce qu’il n’est pas, à savoir illimité, telle une grenouille qui gonfle jusqu’à la destruction totale. Le courage du psychanalyste est de refuser cette position d’arrangement, de refus, de destruction. Même si son refus de céder aux charmes sensuels ou à l’épouvantail moïque coûte le transfert et la rupture de la fausse amitié, du faux amour, de la fausse collaboration scientifique. Il ne s’agit pas d’une posture radicale, mais d’une position à laquelle le clinicien ne doit pas, en fin de compte, céder. Voici deux exemples de mon cru : « Copine numéro 1 » veut négocier avec le contrôleur un arrangement pour diminuer le nombre de ses contrôles. Le contrôleur refuse et propose une issue honorable mais porteuse de castration. Elle refuse. Le contrôleur tente une autre construction, avec la castration au bout de l’opération. Elle refuse encore. Le contrôleur met un terme à la tentative de contrôle du Moi. « Copine numéro 2 » refuse de payer le contrôle. Le contrôleur lui demande de régler puisqu’elle simule avoir oublié puis occulte la dette en faisant semblant qu’elle n’existe pas ; le Moi pense que l’affaire est réglée. Vu que le contrôleur ne cède pas et lui demande de régler, elle balance un « Je veux réfléchir ! ». Dans les deux cas, si le psychanalyste dans la position de contrôleur ne tient pas bon, ce sera de sa faute à lui et non de celle du Moi aliéné.
Le deuxième vient de Montaigne, quand il écrit que « nous sommes le seul animal abandonné nud sur la terre nuë » (toujours Livre II, chapitre XII, des Essais).
Le lecteur me pardonnera donc mon refus catégorique d’embarquer sur le bateau coulant dans lequel le Moi m’invite à naviguer.
Enfin, Lacan surnomme l’École, l’é-colle. C’est mon interprétation.
La psychanalyse avance avec le désir engagé du sujet et non avec les artifices du Moi. Le psychanalysant accepte de payer les séances manquées et part en vacances.
- Anaximandre, Fragments et témoignages, Paris, PUF, 1991. ↩︎